Ce récit particulièrement onirique rassemble des éléments sémantiques puissants et stimulants pour l'imagination et l'émotion, mais il semble y avoir un problème au niveau de la crédibilité de l'ensemble. C'est l'histoire d'un homme, Michel Seyrès, assez traumatisé par l'assassinat de de sa mère, puis de sa petite amie, et qui entre en communication avec une sorte d'au-delà des apparences, près du pont Saint-Michel à Paris, au moment même où une explosion criminelle détruit ce dernier.
Déjà, plusieurs thèmes se dégagent :
- le héros marginal, solitaire, inadapté, en quelque sorte maudit, qui n'a plus grand-chose à perdre ni à espérer de la vie, et dont la marginalité même semble lui ouvrir l'accès à un monde transcendant, dont la perception est fermée au commun des mortels. Ce thème n'est pas sans intérêt, car la perte de repères et les bouleversements émotionnels sont réputés pour favoriser les changements de points de vue et les déconditionnements sociaux, quand ce n'est pas carrément les phénomènes d'intuition et de voyance
- l'au-delà en question est, très classiquement, représenté comme une dimension supplémentaire qui peut s'ouvrir ou se fermer en tout lieu et à tout instant de notre réalité à nous; ainsi, les dessins ne se privent pas de faire se côtoyer les décors surréels et très poétiques de cet au-delà (appelé l' "Aether") et les décors très prosaïques (et souvent nocturnes) d'une ville assez triste où errent des individus solitaires
- cet au-delà, dans une première approche, est fondé sur la bonne vieille conception hippocratique des quatre éléments (air, terre, eau, feu), dans lesquels les tâcherons de l'ésotérisme s'efforcent de cataloguer toutes les attitudes humaines (ex : sentiments attribués à l'eau -mais la colère, si enflammée, ne relèverait-t-elle pas du feu ? Disons de l'eau chaude, alors...; bas instincts pour la terre, etc.)
- mais le lecteur se rend compte rapidement que, dans un deuxième temps, les élémentaux (créatures anthropomorphiques qui représentent les différents éléments) qui peuplent cet "Aether" ont leurs propres problèmes, ne sont pas en équilibre stable, s'opposent parfois entre eux, et, ce qui complique encore les choses, ne sont pas seuls dans leur univers : d'autres acteurs y jouent un rôle, qui ne sont pas exactement des élémentaux...
- Samhain (cette fête celte autour du 1er novembre, quasiment au milieu de l'automne, qui est la croissance de la nuit dans le cadre d'une journée où, depuis l'équinoxe d'automne, la nuit est majoritaire en durée quotidienne) a été, comme on le sait, récupérée par diverses traditions : la Toussaint, le Jour des Morts, Halloween, etc... , toutes occasions où le monde de la nuit (les morts, l'au-delà) fait intrusion dans le monde des vivants, quitte à l'agacer un peu. De ce fait - et cet album est fondé sur cette idée - la porte entre l'au-delà et le monde "réel" s'ouvre au moment de Samhain, et les auteurs ne se privent de nous la faire franchir dans les deux sens, ce qui leur permet de belles envolées poétiques et de très jolis dessins-compositions (planches 3, 17, 22)
- Comme il faut bien sacrifier à l'incontournable dimension romantique (qu'est-ce qu'on ferait sans ça, hein ?), les femmes perdues par Michel Seyrès du côté du réel sont en passe d'être remplacées par une belle et baroque créature issue de l'entre-deux univers. On se doute que ce n'est pas une passion commune pour le sudoku qui les rapproche (planches 38 à 42).
- Il faut bien une explicative tant soit peu rationnelle à ce monde où le surnaturel pénètre par tous les pores. Le discoureur affecté à parler ce langage, Blaise Comtat, est un occultiste très traditionnel qui vit avec ses vieux bouquins (planches 27 à 29), qui donne des explications assez basiques et manipule le Tarot.
Le style narratif n'est pas irréprochable. Côté positif, l'emploi de récitatifs ou de phylactères de dialogues multiples dispersés sur une même vignette apparente le texte à celui de nombre de comics US, et restitue convenablement la diversité et les errances de la pensée. Dans le même lignée, la belle tenue du langage, son ton quelque peu distant et abstrait, se révèle propre à évoquer le contexte métaphysico-philosophique de l'action. Les créatures de l' "Aether" sont soigneusement travaillées dans leurs étrangetés. Un langage élégamment calligraphié leur est attribué pour l'occasion (planche 4), et les noms propres dont ils sont affublés sont à la fois exotiques et musicaux à suffisance pour évoquer une autre réalité.
Côté négatif, ces créatures de l'au-delà nous bassinent en répétant sans cesse le mot "Aether", et en exposant des problèmes de géopolitique des quatre éléments auxquels le lecteur ne comprend pas grand-chose. On dirait qu'ils sont là depuis hier seulement, et qu'ils ne sont pas vraiment adaptés à leur monde. D'ailleurs, le narrateur semble prendre un malin plaisir à faire prononcer par ces créatures des paroles obscures, hiératiques, mystiques qui obscurcissent l'intelligibilité du récit dès qu'on commençait à mieux comprendre. Pourquoi se racontent-elles entre elles la situation de leur monde, puisque, à priori, elle le connaissent et le vivent depuis l'éternité ?
Le lecteur s'amusera (?) à répertorier quels sont les différents indices montrant qu'une autre dimension a contaminé la nôtre, au fil du récit (planche 36).
Le dessin est particulièrement pensé et soigné. Son style réaliste, ses jeux d'éclairage savants restituant bien la 3D sans mégoter sur les plages de transition lumineuse, la beauté des motifs, des décors, des architectures, le surréalisme imaginatif des décors de l'au-delà constituent à n'en pas douter le point le plus positif de cet opus. Les halos lumineux qui embrument de jaune le décor de la planche 1 sont un régal. Planches 9 et 33, l'atmosphère lugubre et désolée de ces créatures minérales à l'aspect de statue fait éprouver une atmosphère funéraire de monde révolu comme Frédéric Bézian sait les évoquer. Planche 11, le côté post-apocalyptique et désespéré de ces ruines élégantes suggère à merveille quelque limbe où errent les maudits, et (planches 14 et 15), les âmes des réprouvés convergent en hurlant vers une Source où elles aspirent à s'anéantir. Très belle étude assimilée de motifs égyptiens antiques (planches 19 et 20); explosion de cristaux de glace agressifs et fragmentés planches 24 et 25.
Un récit élégant et nettement mystique, mais assez obscur par moments (les débats au sein des créatures de l'Aether, leurs enjeux et intentions ne sont pas ce qu'il y a de plus clair). Mais le dessin et l'onirisme valent le déplacement.