Sang noir
6.9
Sang noir

BD franco-belge de Frédéric Chabaud et Julien Monier (2013)

Les tirailleurs sénégalais sur le front.

Dans la série des BD asservies à la bien-pensance idéologique, et à la commémoration, souvent annuelle, des "valeurs" de la "République", cet album exploite le filon de la mise en valeur officielle des troupes coloniales engagées par les Français pour combattre par les Allemands pendant la Première Guerre Mondiale. L'idée s'inscrit dans la lignée des sanglots longs de repentance des erreurs et atrocités coloniales, devenue apparente dans les us républicains et les programmes scolaires depuis au moins trente ans, et s'adressant à bientôt soixante-dix millions d'individus qui n'ont jamais rien colonisé ni volé le moindre caillou à l'Afrique, et qui se demandent pourquoi ces leçons de morale leur tombent dessus. La République française fonctionnerait-elle comme ces sociétés parmi les plus primitives, dans lesquelles les erreurs des parents rejaillissent sur les enfants et les petits-enfants jusqu'à la septième génération (et on en reste là dans le meilleur des cas !) ? Si tu es citoyen français, te voilà dès ta naissance affligé du péché originel de colonialisme et de racisme de tes parents et ancêtres, et c'est toi qui dois jouer les pleureuses sur des crimes que tu n'as pas commis, te faire traiter d'impérialiste pour des Empires que tu n'as pas constitués, et payer de ta poche à toi les indemnités et compensations en tout genre en réparation des saloperies commises par tes ancêtres. C'était pas la peine de nous alléger des culpabilités judéo-chrétiennes si c'est pour nous refourguer un autre type de péché originel, dont la date de péremption n'est même pas précisée.


En guise de credo idéologique, quatre planches de prologue montrent Jean Jaurès tentant de croire encore qu'il soit possible d'éviter la guerre, juste avant son assassinat, et mettant en valeur d'emblée le rôle majeur que devront jouer les troupes coloniales pour gagner la guerre.


Afrique, donc, et tirailleurs sénégalais plus précisément. On suit l'aventure de ces malheureux Africains, embringués dans une guerre qui ne les concerne absolument pas, à travers le regard de Yacouba Ndaw, un jeune paysan sénégalais qu'on arrache à sa vie paisible à l'été 1914, pour le revêtir du célèbre uniforme de tirailleur à vareuse et pantalon bleu, calot rouge et bandes molletières.


Sur la plan documentaire, il y a du travail. Afin de bien montrer le contraste entre la vie traditionnelle des campagnes sénégalaises et les horreurs gluantes, fétides et bouchères des tranchées, les auteurs proposent une longue introduction où l'on suit Yacouba dans sa vie quotidienne, et l'on est bel et bien saisi par ce contexte de vie en brousse, même si les épisodes se succèdent de manière un peu raide et systématique, dévoilant trop le projet des auteurs de construire une vue panoramique acceptable des divers aspects de la vie sénégalaise : paysages de savane, cases-paillotes généralement circulaires, lion, machette, contes magiques et symboliques racontés par un vieux griot à la veillée, masques africains , arbre à palabres, inhumation dans le creux d'un baobab, combats rituels entre villageois pour accéder à des honneurs et impressionner les jeunes filles... Cette séquence est assez réussie, avec une recherche intéressante de mise en page et de diversifications des plans sur des personnages. On aimera le récit magique, naïf et archétypal du griot (pages 13 à 15), plein de masques et de géométries africaines.


Le récit suit scrupuleusement la chronologie de l'itinéraire des tirailleurs sénégalais, de l'Afrique à la fin de la guerre : un officier français vient les recruter dans leur village, visite médicale par un "sorcier blanc", uniforme, bateau sur lequel on vomit ses tripes, arrivée à Marseille (maladroitement caractérisée : seul le "fan" articulé par un indigène de la Canebière tente dérisoirement de faire couleur locale), apprendre le français, s'entraîner au combat, mourir de pneumonie dans ce foutu pays froid. Les Noirs vivent entre un supérieur "bon et amical" (le lieutenant Villefort), et un autre impérieux, méprisant et raciste (le capitaine Périmont) : la confrontation entre ces deux gradés monte jusqu'à un point de rupture, utile pour enrichir le simple récit attendu de la vie des tranchées et de ses tragédies. Et, bien entendu, la guerre et ses atrocités...


L'intérêt du récit vient de la caractérisation de plusieurs compagnons de Yacouba, dont beaucoup ne reviendront pas; ils semblent tous d'une innocence et d'une docilité enfantines, sauf l'un d'entre eux qui se révélera au final plus intelligent que les autres. Les tirailleurs se battent avec cette bravoure surhumaine commune aux Poilus de cette guerre abjecte; peu de choses les contrarient vraiment, même pas les paroles racistes. A ce propos, on trouve bizarre que les Noirs africains français se plaignent ici d'être appelés des "nègres" : ne pas oublier que la valeur péjorative qu'a pris ce mot par la suite - et seulement par la suite - vient de la contamination croissante avec la culture anglo-saxonne, truffée de problèmes de racisme avec les "niggers". Le mot "nègre" avait valeur purement descriptive dans la France de l'époque (on disait même "un beau Nègre"), et l'illustrissime Senghor - dûment cité en tête de volume - vantait la "négritude" avec lyrisme sans prendre à son compte quelque connotation péjorative (voir par exemple http://mondesfrancophones.com/espaces/afriques/leopold-sedar-senghor-un-poete-negre-2-la-negritude-poetique-eloge-de-la-sensibilite/ ). Parallèlement, le portrait naïf et sympa du tirailleur des boîtes de Banania, qui amusait tout le monde, a été progressivement transformé en symbole de mépris par le discours des hyper-complexés de l'anti-racisme, alors que cette image riante et bonhomme contribuait puissamment à l'effet inverse : banaliser et rendre aimable, voire familiale, l'image du Noir venu se battre du côté français. Aujourd'hui, Banania a capitulé, et les Français ne perçoivent plus cette gentillesse qui permettait une ouverture des coeurs entre blancs et noirs, mais ils ressentent plutôt, sur ce sujet précis, les faiseurs de procès comme d'inquiétants donneurs de leçon dont il faut se méfier. Joli résultat.


Le dessin, globalement assez raide et statique, est assez heureux dans la restitution des ombres et lumières : il ne ménage pas la quantité de plages de transition, même si les limites entre deux plages sont excessivement linéaires; cheveux, barbes, rides sont rendus au moyen de gros traits d'encre noire assez broussailleux et inégaux en épaisseur; la gamme des couleurs est assez limitée, et souvent crépusculaire : probablement par volonté de susciter et de créer des atmosphères, beaucoup de planches sont d'un ton dominant orangé-rouge, alternant avec des dominantes vertes glauques -pois cassés; les décors sont représentés avec un souci du détail limité (fréquence des ombres en arrière-plan dans ces luminosités souvent crépusculaires).


Si la pédagogie est bien présente, et, au demeurant, utile (présence d'une annexe documentaire de niveau limité en fin de volume), l'aspect émotionnel du récit reste bizarrement en retrait. Le narrateur, Yacouba, promène un regard neutre et quasiment non engagé sur tout ce qui lui arrive, y compris sur ses propres us et coutumes africains, dans lesquels il semble presque aussi peu concerné qu'un touriste qui passerait par là. Peut-être est-ce une forme de sagesse, mais le feu de la passion est absent de ce récit formel et documentaire qui croit peut-être que les horreurs de la guerre suffiront à remuer le lecteur.


En fin d'album, c'est "vingt ans après". L'horreur va recommencer.


Un récit qui vaut par son scrupule pédagogique, mais d'un classicisme un peu terne, qui ne soulève ni l'indignation, ni beaucoup de compassion.

khorsabad
7
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le 14 juin 2015

Critique lue 326 fois

khorsabad

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