Christopher Sebela et Joshua Hixson mêlent aux faits réels des figures et situations romancées. Dans Shanghai Red, ils se servent des tunnels souterrains de Portland (Oregon), objet inexorable de fantasmes, comme d’un incubateur. Molly Wolfram, l’héroïne de leur album, y a transité avant d’être « shanghaïée », c’est-à-dire contrainte de trimer sur un navire en partance vers la Chine, le Bellwood, où elle demeura en état de servitude durant deux longues années. Les premières pages de Shanghai Red racontent sa mutinerie alors qu’elle est sur le point de recouvrer sa liberté. Et c’est sous les traits de Jack, son alter ego masculin, qu’elle apparaît pour la première fois dans le récit. Pendant tout son périple, la jeune femme est en effet parvenue à cacher à l’équipage sa véritable identité : le bûcheron enivré capturé et réduit en esclavage n’est autre qu’une dame de milieu modeste, obligée de se travestir pour être en mesure de gagner de quoi nourrir sa famille… Animée par un puissant sentiment de revanche, Molly/Jack n’aspire plus qu’à une chose : se débarrasser de tous les salauds qui ont contribué, de près ou de loin, à la priver de sa liberté. Ce sera l’argument principal de Shanghai Red, sa ligne directrice, un peu à l’image du Lady Vengeance de Park Chan-wook.
« Ma famille a migré depuis l’Oklahoma jusqu’en Oregon. On était trois femmes dans un chariot chargé de tous nos biens. J’ai déjà tué, ouais. Et blessé un paquet de types. Je ne regrette rien. » Molly est une femme déterminée. Elle a été élevée à la dure par son père, qui rêvait d’avoir des garçons, et qui a pris la tangente quand la situation économique familiale a commencé à se détériorer. Molly a travaillé dans les champs, elle a appris à se battre, à bricoler, puis, après le départ de son père, à se débrouiller seule et à répondre aux agressions masculines. Elle, sa sœur Katie et leur mère ont traversé des centaines de kilomètres pour rejoindre Portland, alors vue comme une terre d’opportunités. Sur la route, il fallait se prémunir contre l’hostilité des gens qu’elles allaient croiser. C’est ainsi que Molly est devenue Jack. « Mieux valait se cacher au grand jour. Si je prenais leur apparence, ils ne remarqueraient plus que la pétoire que j’avais à la main. » Cette dualité femme/homme, avec toutes les iniquités qu’elle renferme, irrigue Shanghai Red de bout en bout. Les hommes y sont décrits comme des privilégiés, mais aussi, dans une large mesure, des individus vils capables du pire pour parvenir à leurs fins.
À Portland, la mère de Molly fait des ménages ou reprise des vêtements. La famille vivote péniblement. Jack s’impose alors comme une seconde nature indispensable à la pérennité financière des trois femmes. Molly s’y fond avec ivresse, au sens propre comme au figuré. La liberté qu’elle ressent lorsqu’elle endosse cette identité masculine va cependant se voir brutalement contrariée : passablement éméché, « Jack » est placé dans un cachot installé au sein des tunnels souterrains de Portland. « Il » ne le sait pas encore, mais il s’agit là de l’antichambre d’une vie de forçat sur un rafiot se dirigeant vers Shanghai. Pendant la longue disparition de Molly, sa mère et sa sœur voient leur situation se dégrader considérablement, jusqu’à la mort de la première et la reconversion professionnelle de la seconde, qui lui assènera lors de retrouvailles douloureuses : « J’ai épongé plus de sang et évacuer plus de cadavres qu’un croque-mort. On finit par s’habituer. » La dimension familiale du récit permet, on l’a vu, de prendre le pouls des inégalités de la fin du XIXe siècle liées au genre, mais elle comporte aussi des moments de grande intensité émotionnelle, notamment lorsque Molly découvre une lettre laissée à son attention par sa mère.
Sur le plan graphique, Shanghai Red se distingue par des dessins aboutis, sombres, où les jeux d’ombres sont légion. Joshua Hixson donne corps au récit de Christopher Sebela avec des vignettes parfois à la lisière de l’onirisme. L’album se caractérise aussi par ses duplicités : ces dernières ne sont pas seulement identitaires, elles tiennent aussi aux lieux traversés par Molly. Ainsi, Portland et le Bellwood apparaissent respectivement au début de son histoire (dans sa linéarité biographique) comme des espaces de fortune et d’infortune, avant que la situation ne s’inverse radicalement dans les dernières pages de l’album. L’Oregon y est désormais un enfer terrestre à purger et fuir de toute urgence ; le rafiot où elle vécut un calvaire, un havre de paix rendant possible un nouveau départ. Et finalement, c’est une boucle qui se referme sur elle-même : familiale, géographique et identitaire.
Sur Le Mag du Ciné