Très belle réussite pour cette histoire de vampires en conflit mutuel. Le scénario, finement découpé, ménage de beaux effets, tant sur la découverte du fond de l’intrigue que sur l’enrichissement progressif des informations nécessaires à la compréhension.

Un principe de base : ne pas confiner l’univers vampirique dans le passé convenu du romantisme noir, avec chemises à jabot et diligences cahotant sous les menaces de la foudre. Avec une science calculée, Peru ouvre son récit sur le monde actuel (plus précisément sur l’immense bidonville de Dharavi, à Bombay – paysages planches 12 et 13). Deux gosses cherchent à se planquer dans la forêt après avoir volé un « Blanc » (en fait, les gosses n’ont pas l’air très noirs eux non plus...), et c’est là que...

L’un des centres d’intérêt dominants de ce récit est son élargissement progressif dans l’espace et dans le temps. Déjà, Nosferatu-le-Roumain se révèle d’emblée en Inde, ce qui n’était pas spécialement attendu, les Indiens ayant une tradition vampirique moins affirmée que les Japonais ou les Chinois, par exemple. Puis une grande métropole occidentale, puis Rome, puis Amsterdam...
Parallèlement à cette inscription du récit dans la géographie et dans l’histoire, il fallait – vampirisme oblige – transcender ces précisions trop strictes pour élever le récit au niveau de l’éternité, de ce temps qui dépasse effroyablement la durée de la vie humaine, et dont les règles du jeu échappent aux simples mortels. L’évocation des Brahma, Vishnu, Shiva, et celle des Védas dès la planche 1 situe un pan de l’action « in illo tempore », dans ce temps immobile plein de phases silencieuses et de résurgences imprévues, comme celle de Nosferatu, précisément. Eternité moisie et visqueuse du temple où Nosferatu repose. Eternité du combat de Nosferatu et des malheureux que sa cruauté a voués au vampirisme, et dont Vladek / Lucius Vladika concentre toute la portée émotionnelle, par le drame qu’il vit et qui se joue des millénaires. Drame opportunément ancré dans un épisode situé dans la Rome Antique, sous le règne du fou débauché Caligula, avec son compte de partouzes (planche 7) ; confrontation d’un humain « normal » et d’un vampire dépassant le siècle d’âge (planche 11) ; souvenir de Nosferatu se référant au Moyen Âge (planche 27) ; version détournée de l’assassinat de Caligula (planche 38).

Peru a l’art de la progression : l’œil de Nosferatu qui s’entrouvre, planche 3 ; introduction de Vladek et de ses vampires vengeurs, planche 5 ; ouverture sur la Rome Antique, planche 6... A chaque fois, un détail inattendu attire le regard et suscite l’intérêt : Vladek, qui a le visage jupitérien du « bon », présente des canines excessives ; les « chasseurs de vampires » qui appellent « archontes vampires » Vladek et ses copains (planche 9) ; le visage lacéré d’Erick (planche 9), la main amputée de Ruppert (planche 23).

Nosferatu lui-même sait tenir son rang de « premier maître », qui n’est pas un vain titre, comme on en distribue à la pelle dans les BD de fantasy que le même éditeur nous livre en brouettes chaque mois. Sa cruauté immonde qui dénie tout sentiment humain, même la haine et la vengeance ; sa relation avec le gosse indien – l’âme « pure », Anjappan, et le Diable – qui est à plusieurs reprises détournées des voies sordides vers lesquelles elle pourrait s’engouffrer d’emblée : on zappe l'option pédophile (planche 13) ; le gosse apparaît comme serviteur des desseins de Nosferatu (planche 15), ce qui peut expliquer pourquoi il ne se métamorphose pas en vampire bien qu’il ait été mordu (planche 12).

Bien que se déclarant plus puissant que n’importe quoi « sur terre ou ciel » (planche 15), Nosferatu bute sur un échec majeur : l’amour d’une femme ne se vole pas (planche 46) ; et nous voici sur la voie d’une rédemption morale du vilain méchant...

Les pouvoirs / faiblesses des vampires sont réécrits : ils n’aiment toujours pas la lumière (planche 14). Ils peuvent se transmettre des pouvoirs (planche 15), mais les « archontes vampires » peuvent sentir la présence de Nosferatu, alors que ce n’est pas réciproque (planche 40) ; d’autre part, Nosferatu peut librement changer d’apparence (planche 44). Et il n’a pas l’air d’aimer le sang d’un homme déjà mort (planches 23-24). Il peut guérir des malades en buvant leur mal (planches 28-29)...

Martino est l’auteur d’un dessin impeccable de réalisme (on sent physiquement la mousson vous tomber dessus). Tout au long de l’album, jamais de couleurs vives, mais des bruns, des orangés, des beiges crépusculaires, rehaussés d’une palette de dégradés habiles, où la lumière contribue à de remarquables effets de relief. On louera la précision des visages et des corps sculptés à divers stades de la décomposition cadavérique, les décors romains antiques (Forum avec le temple de Castor et Pollux, planche 7), l’horreur de la chasse à Nosferatu (planches 22-24), la variété des perspectives sur les scènes d’action (planche 16)...

Pour la suite, le scénario a le choix : les règlements de comptes entre vampires-fils et Nosferatu, les actions des chasseurs de vampires, la montée en puissance des pouvoirs d’Anjappan, l’évolution de Nosferatu vers l’amour (ou pas) ...

Cette très belle collaboration de deux artistes méticuleux maintient une atmosphère de crépuscule et de puanteur nécrophilique, assez loin des cuirs rouges sado-maso de « Rapaces », de Dufaux et Marini. On est ici beaucoup plus proche de l’effroi sacré devant ce monde mort-vivant astucieusement réécrit...
khorsabad
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le 6 oct. 2013

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khorsabad

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