Ce tome fait suite à Zero Volume 3: The Tenderness of Wolves (épisodes 11 à 14) qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit du dernier tome d'une histoire complète, il faut donc avoir commencé par le premier et les lire dans l'ordre. Il contient les épisodes 15 à 18, initialement parus en 2015, écrits par Ales Kot, et mis en couleurs par Jordie Bellaire. L'épisode 15 a été dessiné et encré par Ian Bertram, le 16 par Stathis Tsemberlidis, le 17 par Robert Sammelin, le 18 par Tula Lotay. Le design de la série a été conçu et réalisé par Tom Muller.
Quelque part dans un quartier populaire de Mexico, un écrivain est en train de composer un texte sur sa machine à écrire. Il est question de savoir où les chevaux sont allés, de fumée qui explore le relief d'un visage, de chevaux dans un miroir, d'individus manquant d'imagination qui trouvent refuge dans la réalité, de questions dépourvues de sens, de munitions toutes utilisées. Au Royaume Uni en 2025, l'agent Edward Zero se tient devant un garçon qui l'a emmené dans un camp de réfugiés adolescents. Zero est blessé et saigne encore, le garçon a une partie du corps recouverte de champignons. Il parle à Zero de l'esprit laid (Ugly Spirit) qui est en lui. Il lui indique qu'il ne lui reste qu'une chose à faire : se joindre à eux. Le garçon ajoute : les rêves sont la manière dont nous traversons tous le multivers. À Mexico, William Seward Burroughs expose sa théorie sur l'art à Allen Ginsberg : tous les arts sont d'origine magique. L'art a toujours une fonction concrète, celle de rendre réel ce qu'il représente. Cela fait sens pour Ginsberg. Burroughs continue : il a créé un personnage portant le nom de son interlocuteur Ginsberg Nova qui veut tuer Edward Zero. Burroughs a fait des rêves après avoir pris des champignons hallucinogènes avec Ginsberg. Cela lui a ouvert l'esprit : il a eu l'impression de s'identifier avec la mémoire des fungi. Il a rêvé d'un homme sur un falaise, et de son fils qui le tenait en joue. L'homme n'avait pas prêté assez d'attention à une chose qui lui était arrivé et maintenant l'univers était cassé.
Burroughs et Ginsberg continuent de discuter et le premier fait part de sa certitude qu'il mourra avant le second. Dans le camp d'adolescents, le garçon dépose délicatement quelques fungi sur la langue d'Edward Zero qui avale. Le garçon indique que la chose noire est la carte, mais pas la réalité, c'est l'esprit laid. Il explique qu'il ne s'agit pas d'une relation symbiotique entre l'esprit laid et l'être humain. Alors que les champignons se développent et colonisent les adolescents, le texte de l'auteur reprend : la connexion entre l'enfant et un rêve inachevé, une régurgitation noire de parasites qu'il appelle Zéro, les changements météorologiques qui s'entremêlent avec la carte du Kali Yuga. Ce garçon le tient bien. Et lui, Burroughs, que comprend-il de la scène sur la falaise ?
Ça arrache !!! Le lecteur est venu pour découvrir la fin de ce récit d'espionnage dans lequel un agent très spécial, certainement le meilleur dans sa partie, a fini par remettre en question son éducation et sa formation, jusqu'à repousser le système de valeurs qui lui a été inculqué dès son plus jeune âge, pour préférer redonner de la valeur à la vie des individus qu'il croise, pour les voir autrement que soit des moyens pour arriver à ses fins, soit des cibles à exécuter. Il retrouve bien ce fil de l'intrigue avec Edward Zero acceptant d'ingérer une petite quantité de fungi offerte par l'adolescent. Au fil des chapitres, il apparaît des souvenirs, avec certains personnages des tomes précédents comme Roman Zizek, Marinka. Il est également fait mention de Ginsberg Nova, le mystérieux espion qu'Edward Zero a tenté d'arrêter au grand collisionneur de hadrons du CERN. Le lecteur retrouve également la réalisation particulière de la série : son design confié à Tom Mueller dont c'est le métier, ainsi que le recours à un artiste différent par épisode. Ian Bertram impressionne fortement par ses dessins descriptifs, un peu chargés en traits signifiants, tout en étant un peu déliés. Il rend bien compte de la nature invasive du fungi, de sa texture presque moelleuse, du comportement un peu décalé de William S. Burroughs. Stathis Tsemberlidis réalise des traits de contours plus fins, mais avec autant de petits traits non signifiants, comme si chaque case était mouchetée de petits fils entortillés, pour une impression de surfaces très marquées par l'usure de la réalité, proche de l'effritement par endroit. La coloriste accentue encore cette sensation par une mise en couleurs comme un peu décalée par rapport aux traits encrés. Robert Sammelin utilise également des traits fins pour détourer les formes, mais ils sont plus propres, sans cette impression de surcharge, même si la mise en couleurs continue de produire cet effet décalé de temps à autre. Les pages de Tula Lotay sont magnifiques, donnant une impression de dessins plus croqués sur le vif, plus dans l'émotion subtile.
Mais le récit ne commence pas avec Edward Zero : il montre William S. Burroughs (1914-1997) en train d'écrire dans son style d'écriture si particulier, pas des cut-ups, pas tout à fait de l'écriture automatique, mais une forte dynamique d'associations d'idées. Quel rapport avec Edward Zero ? Quelques pages plus loin, l'écrivain indique à Ginsberg qu'il a créé le personnage de Ginsberg pour tuer Zero, signifiant qu'Edward Zero n'est finalement qu'une fiction inventée par lui. Le Nova lecteur est pris de court : son intérêt dans cette histoire d'espionnage hyper violente a été vain, un investissement émotionnel pour une histoire dans l'histoire, pour un personnage qui n'est qu'une fiction dans une fiction. Qui plus est, il vaut mieux qu'il dispose d'une ou deux notions sur la Beat Generation et sur William S. Burroughs pour espérer comprendre ce qui est en train de se jouer. En particulier, il se retrouve face au nom de Joan Vollmer (1923-1951) et à une image ou deux qui évoque sa mort à Mexico. Cela ne fait sens que s'il connaît les circonstances du décès de la compagne de Burroughs. De même, quand l'écrivain évoque l'esprit laid (Ugly Spirit), la suite fait sens sous réserve de savoir de quoi il parle, c’est-à-dire qu'il s'agit d'un concept qu'il a développé dans son œuvre littéraire. Le scénariste fait également référence à Patti Smith représentée sur scène pendant un concert. Le lecteur fait alors le lien entre les références aux chevaux et l'endroit où ils vont et l'album de la chanteuse Horses. Tout ceci emmène bien loin de la crise existentielle traversée par Edward Zero. En outre, il ne faut pas espérer découvrir ce qu'il est advenu de Ginsberg Nova qui ne fait aucune apparition dans ces pages. Il n'y a pas donc pas de fin à l'intrigue ?
C'est plus compliqué que ça. Ales Kot évoque donc l’esprit laid, une forme de vie parasite qui s'installe dans l'être humain et qui est la source de ses comportements agressifs, méchants, mauvais. Un peu simpliste ? Peut-être, mais aussi une métaphore de la violence, des comportements destructeurs de l'humanité en générale et de l'être humain, sans avoir à recourir à une morale, judéo-chrétienne ou autre. Or cela correspond exactement au cheminement personnel d'Edward Zero qui a remis en question sa vie passée à éliminer des cibles, sans la moindre empathie. Du coup, Edward Zero peut effectivement être considéré comme l'expression du cheminement intérieur de Burroughs, comme l'expression littéraire de son remord, une histoire hallucinée entre anticipation et délire provoqué par l'usage de substances psychotrope. Mais le personnage d'Edward Zero reprend le dessus dans le dernier épisode, Burroughs n'apparaissant que dans 4 pages. Finalement, cette mise en scène de l'écrivain ne serait-elle pas qu'une fiction créée par Ales Kot ? Il s'agirait alors de sa façon à lui d'évoquer la part de mal présente en chaque individu. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que le scénariste a dû lui aussi abuser de substances hallucinogènes et que son récit d'espionnage se serait suffi à lui-même sans besoin de rajouter cette couche sur la création qui rappelle un peu The Surface Volume 1 (2015) du même auteur avec Langdon Foss, sur la nature de la réalité. De même le dernier épisode illustré par Tula Lotay évoque Supreme: Blue Rose (2014/2015) de Warren Ellis qu'elle avait également illustré, une réflexion sur la création et la réalité. Dans le même temps, ce récit n'est pas qu'un tissu d'élucubrations aboutées les unes aux autres, selon la technique du cut-up de Burroughs. Ales Kot parvient à lier de manière logique un regard conceptuel à la réalité concrète. Il passe avec aisance de l'idée que tout n'est que théâtre (William Shakespeare) à la reproduction des schémas de violence, les fils imitant le comportement de leur père. La deuxième moitié du dernier épisode est silencieuse et répond à la question de ce qu'il advient d'Edward Zero, ainsi qu'à celle d'où sont allés les chevaux.
S'il a suivi la carrière d'Ales Kot, le lecteur sait qu'il s'agit d'un auteur ambitieux. Il retrouve la variété des illustrateurs, et savoure ce que chacun d'eux apporte. Il est pris au dépourvu par l'irruption de William S. Burroughs, et peut-être rétif à ce changement radical d'optique dans le récit, d'autant plus si ce créateur lui est totalement étranger. Sous réserve d'accepter de suivre le scénariste dans cette voie inattendu, il découvre que sa narration n'a rien perdu de son pouvoir de fascination, et que l'ensemble fait sens pour une réflexion personnelle sur la nature humaine dans ce qu'elle a de plus détestable.