Plus la série gagne en maturité, plus elle approfondit et spécialise ses propres codes, sans qu’il soit besoin d’exposer les enjeux de base à chaque fois : le public est censé être au courant de ce dont il s’agit.
Libéré de ces servitudes d’exposition, Greg laisse aller sa créativité, et se risque parfois dans des scènes oniriques ou absurdes. J’aime bien le gag d’introduction (pourtant simple bouche-trou d’une page pour les besoins de l’album) : formellement, des paysages d’une beauté irréelle (campagne, jolis cours d’eau, désert archétypal quasi daliesque ou chiriquesque) ; la chute de ce gag, dans son absurdité, signifie la fatalité de la passion de rivalité qui oppose Achille et Lefuneste, ce qui détourne leur attention de toute autre dérivatif envisageable. On ne craindrait pas le ridicule, on dirait qu’il y a une leçon psychologique là-derrière.
Entre vannes sarcastiques et brutalités invraisemblables, le train-train des affrontements Achille-Lefuneste sait accrocher le lecteur par l’acidité de son humour (gag 317). Et, lorsque Achille Talon rajoute sa vanité et ses prétentions à tout maîtriser, il peut en tomber de haut (gags 391, 338, 319), ou recréer le monde à Son image – et quelle image ! (gag 396).
Côté débridement, Greg se paie des moments de bravoure verbale, telle que la « tirade du nez » de Cyrano de Bergerac, à la sauce Lefuneste (quelle imagination !), et avec une conclusion ironique (gag 382).
Papa Talon s’incruste dans le décor quotidien d’Achille, et son addiction à la bière s’avère constituer désormais une source de problèmes (gags 337, 321), ou de performances absurdes (gags 398, 315).
Fiche d’identité de Talon : il pèse 88 kilos, et il est né sous le signe du Taureau (comme Greg...).
La banalisation de la drogue, vrai scandale national à l’époque de l’album, inspire encore l’auteur dans des gags hilarants. Et le thème classique du représentant de commerce timide revient (gag 357) (Encore un petit métier tué par Internet !). Vincent Poursan fait preuve d’une fine psychologie commerciale pour contrer Talon (gag 491).
On apprécie beaucoup la scène de la collision de Talon avec une voiture en stationnement (un classique de la psychologie des foules !) (gag 495).
Le dynamique Greg est toujours inspiré par le contraste entre la simplicité du problème à résoudre et l’énormité des moyens mis en œuvre pour y parvenir (gag 350). On adore les jeux sur les mots de pancartes dans une manif (gag 329).
Sauf dans une planche (gag 490), il n’est question ni de Goscinny ni de « Polite » ici, et Virgule de Guillemets n’apparaît encore que comme une relation très épisodique du bouillant Achille (gag 363).
La force de l’humour talonien est ici pleinement déployée, et la créativité de l’auteur sait s’émanciper des contraintes liées à un trop grand souci de se constituer un lectorat.