Dérive à partir de monde talonien
Le tandem Brett-Widenlocher, pourtant agréé par Greg lui-même pour prendre la succession de la série, n'aura tenu que deux albums. "Le Monde merveilleux du journal Polite", peut-être alourdi par des prétentions "modernistes" (décrire la crise économique et les mutations qui en découlent), virait au sombre, de manière inattendue et choquante pour les fidèles de la série. Talon exploité, Talon humilié, Talon marginalisé, et donc réduit au désespoir ou la révolte... On ne peut pas dire que cela collait aux attentes des lecteurs.
Exeunt donc Brett et Widenlocher, place à Veys et Moski. Mais, comme on ne peut toujours pas retrouver le punch de Greg, il faut donc se résigner à laisser transparaître le génie personnel des nouveaux auteurs, sous peine d'asphyxie dans l'inspiration. Ce faisant, on donne du mou à l'amarre qui retient les auteurs à l'original, et on laisse libre cours à une dérive qui cherche à sauver la série au prix de quelques infidélités.
Ici, il s'agit toujours de gags en une ou deux planches. Moski a effectué un travail considérable pour retrouver le graphisme de la série; les personnages principaux, sans être totalement conformes à l'original gréguien, sont aisément reconnaissables, tandis que les personnages secondaires, pour lesquels Moski ne disposait pas de modèle chez Greg, semblent nettement plus plats, et sortant d'une autre série; on appréciera le contraste, très manifeste, pages 42-43. Il y a donc bien dérive graphique, certes limitée, mais réelle.
Pierre Veys devait assurer la reprise du scénario. Il a pris deux partis :
1) l'album-concept, polarisé (non exclusivement) autour d'un thème relativement nouveau : Talon travaille maintenant pour la télévision, "Télé-Polite", ce qui permet de renouveler l'inspiration en exploitant le filon toujours fécond en ridicules de ce qui apparaît sur les petits écrans. On appréciera les parodies de "Fort Boyard" (pages 26 et 27, 32 et 33), de Sherlock Holmes (pages 28 et 29, 34 et 35), d'une émission littéraire où l'on invite de lamentables snobs qui bavent d'admiration devant un ivrogne mal rasé, caricature de Charles Bukowski, pages 42 et 43).
2) reprendre les personnages et leurs problématiques, sans chercher à singer les délires verbaux de Greg. Dans les dialogues, si les tournures et expressions familières de la série sont conservés, aucune tentative de création verbale de quelque ampleur, menant à l'un de ces délires rhétoriques chers à Greg, n'apparaît dans l'album, et c'est sans doute mieux comme ça. Lefuneste est toujours un "cuistre" (un peu trop souvent, d'ailleurs, cela tourne au cliché), et les dialogues sont souvent mordants sans aller chercher dans les pages peu fréquentées des dictionnaires. Papa Talon réagit toujours au quart de tour dès que sa bière est en danger (pages 4 et 5, 38 et 39, 40 et 41); Goscinny, tantôt conservé en grand patron de "Polite", tantôt mis sur la touche par les nouveaux collaborateurs qui débarquent (pages 4 et 5), a perdu de sa dignité et de son panache verbal, et n'est plus guère qu'un nabot mégalomane, colérique, voire sadique (pages 6 à 9, 16 et 17, 26 et 27). Hécatombe (la femme de chambre de Virgule), retrouve un vrai relief (pages 22 et 23, 32 et 33).
Surtout, la fantaisie pure revient dans la série, et, si elle ne revêt pas ce côté parfois un peu surréaliste qu'elle revêtait chez Greg, elle respecte deux règles, qui échappaient un peu trop à Brett : la gentillesse et la variété. Très souvent, comme chez Greg, la chute humoristique du gag est concentrée avec force dans la dernière vignette, ce qui restitue une partie de la puissance comique de la série d'origine.
On retrouve ainsi le thème des goûts, lubies et emballements qui émaillent la vie quotidienne des personnages : discours écologiste (page 3); apprentissage de la danse de salon (pages 14 et 15); lutte contre les caprices du climat (pages 18 et 19); l'éternelle rivalité Achille Talon-Lefuneste (pages 10 et 11, 12 et 13, 20 et 21, 24 et 25, 30 et 31, 36 et 37, 46 et 47); l'allusion à des thèmes d'actualité (satire de la manie bien française des grèves corporatistes en chaîne, pages 4 et 5); apparition d'un collaborateur de Polite semblant sorti de l'ENA (pages 6 et 7) : personne ne comprend ce qu'il dit, presque tout est en anglais de gestion des entreprises, anglais souvent ridiculisé (pages 8 et 9)...
Au prix d'un élargissement des sources d'inspiration (la référence à la télévision permet de convoquer n'importe quelle culture, n'importe quelle époque sous prétexte de tournage), la série retrouve une part appréciable de l'esprit dynamique et bon enfant qu'elle présentait au départ. Cela devrait encourager les auteurs à persévérer.