Du sentiment artistique chez les gorilles
On se doit de souligner la dose d’esbroufe racoleuse qui caractérise beaucoup de titres d’albums de Greg. Déjà, « L’Homme à deux têtes » n’était pas du tout un homme à deux têtes, mais plus banalement un duo de jumeaux. Quant au présent opus, le quadrumane n’est guère moralement optimiste (ses compétences se limitent à flanquer des baffes à ce qui ne lui plaît pas, et à tripoter des pinceaux et des couleurs), mais la bonne humeur tonique, assez générale dans les albums d’Achille Talon, déteint sur lui.
L’idée de base est assez loufoque : des mafieux veulent mettre la main sur un vrai gorille, afin d’exploiter financièrement ses prétendus talents picturaux qui font fureur dans la bonne société locale. On est d’emblée dans la satire caustique : depuis le « Boronali » d’avant la Guerre de 1914-1918, on sait que des animaux, auquel on a confié un pinceau et des couleurs, peuvent susciter les vapeurs extasiées des trous du cul esthétisants qui font la loi en matière de critique d’art (planche 16).
L’humour doit s’insérer sur cette toile de fond : dès la première page, la suffisance érudite d’Achille Talon contrarie l’émerveillement qu’ont des bambins et leurs parents à voir défiler des gorilles, lesquels s’empressent d’ailleurs de débiter les jeux de mots attendus sur les divers sens du mot « gorille ».
Greg prend le parti d’alterner les moments de progression de l’action, et les longueurs volontaires où l’humour s’étale sans faire avancer l’intrigue : ainsi, la capture du vrai gorille pose problème (planches 2 à 5) ; l’épisode du brouillard (planches 24 à 28) remplit un moment d’attente assez sensible.
La police étant lourdement mise à contribution dans le récit, ses interventions successives permettent l’introduction de motifs comiques suivis d’une intervention à l’autre. Ainsi, le gag du poste d’alarme inaccessible parce que la vitre est trop solide (planches 10 et 22). Satire aussi, finalement plus subversive, sur les interdictions qui balisent les lieux les plus attrayants de la ville, et qui empêchent de jouir de choses aussi simples que de se vautrer sur le gazon, ou de mouiller ses pieds dans un bassin (planches 8 à 11).
Une des très remarquables qualités de l’album, c’est le soin avec lequel Greg a élaboré des personnages bien typés, avec leur pesant de ridicule ou de monomanies ; ainsi, Adam de Baistiolle, obsédé de la protection des animaux, se fait fort de mettre en déroute des malfaiteurs en lançant ses puces savantes à l’assaut (planches 38-39, 42-43) ; un album d’Achille Talon sans féroces bagarres avec Lefuneste ne serait pas talonien (planches 6 à 8) ; Séraphin Dumonde, peintre amateur gros et barbu, est le type social de l’artiste non reconnu par la société ; Kajah-Lafolle, nabot rose et proférant des « Hou » invertis à tout propos, est évidemment la caricature de l’amateur d’art homosexuel, largement inspiré de « La Cage aux Folles » de Jean Poiret (au théâtre en 1973 ; l’album est de 1976) ; Folgore Pastaga, mafieux classique à costume rayé, bénéficie lui aussi de la vogue du film « Le Parrain » (1972), et des allusions qu’il peut susciter ; son chauffeur, Rocco, pousse la bouffonnerie jusqu’à transformer les bruits que ses actes génèrent en d’autres bruits, totalement incongrus (une voiture qui se crashe contre un mur fait « plic », par exemple).
On constate que Greg se fiche pas mal de la vraisemblance. Le jeu entre vrai gorille et défroque gorillesque dans le placard de Séraphin Dumonde a quelque chose d’un vaudeville (planche 44). Et, au nom de la mécanique plaquée sur le vivant, Achille conserve ses habitudes d’utiliser sa canne même lorsqu’il ne l’a pas avec lui (planches 20 et 21). Le brouillard rencontré planches 24 et 25, finalement assez inquiétant, n’est nullement expliqué, alors que sa brutalité et sa densité suggèrent les pires craintes. On aime bien aussi le Major Lafrime, qui dispose comme il veut d’un char d’assaut (planches 34 et 35), le gag de la grenade qui reste collée à la main du lanceur (ce qui est très indiqué, pour une grenade – planches 36 à 41).
Le nombre de personnages pittoresques qui alternent sur la scène fait bien ressortir la créativité intense de l’auteur, mais Greg pose ici un problème qu’il n’a jamais tout à fait résolu : les frontières entre le comique et le tragique peuvent être poreuses (planche 42).