Cet album ne fait pas partie de la série des aventures d’Adèle Blanc-Sec. Pourtant, il adopte le même format et le même aspect général pour sa couverture. Les différences sont le nombre de planches (56 en tout), le fait qu’il comporte deux histoires et bien entendu qu’Adèle Blanc-Sec n’intervienne pas dans le scénario.
L’album date de 1979. Il est donc postérieur à Momies en folie (1978) et mérite d'être lu dans la foulée. On peut imaginer qu’à ce moment-là, Tardi hésitait à ressusciter Adèle. Cet album apporte un ton décalé par rapport à la série, en particulier au niveau des couleurs. Une parenthèse ou une pause après les 4 premiers épisodes ? Peu importe, ici le personnage central est le soldat Lucien Brindavoine.
Le premier récit de l’album est nettement plus long (44 planches) que le second (12 planches). Il est étonnant par son atmosphère incroyablement colorée (couleurs vives, essentiellement dans les rouges, jaunes orangés). L’action est toujours aussi débridée que dans la série Adèle Blanc-Sec. Par contre, Tardi déserte totalement Paris et se montre incroyablement à l’aise en faisant voyager ses personnages vers l’orient (Turquie, Iran, Afghanistan). C’est tout juste si l’action commence un soir de mai 1914 à Neuilly-sur-Seine. Un homme assez âgé (cheveux blancs, dos voûté) vient faire une étrange proposition à Lucien Brindavoine alors occupé à photographier sa modèle, Edith (clin d’œil à Edith Rabatjoie, celle qu’Adèle avait kidnappée dans Adèle et la bête ?) Ce Zarkhov n’a pas le temps d’expliquer grand-chose à Brindavoine, juste de lui dire qu’un certain Topoyoglou lui a fixé un rendez-vous à Istamboul (orthographe utilisée dans l’album). Brindavoine est jeune, l’appel de l’aventure, la perspective de l’exotisme et peut-être d’échapper à la conscription sont irrésistibles. Il part sans regret. Sur son chemin, il va rencontrer Carpleasure, un anglais gentiment frappadingue qui s’ennuie mortellement et tente de se distraire en chantant « Ma Tonkiki, ma Tonkinoise » tout en ingurgitant du whisky, un tueur fou à moto, une aviatrice très hargneuse à tête de momie (Olga Vogelgesang), un nain nommé Klotz, un gorille prénommé Albert, Otto Lindenberg l’homme le plus riche du monde mais également le plus laid voire le plus handicapé (bien qu’immensément riche, il est très amateur d’humour à deux balles, en complicité avec Albert), des nomades agressifs (il faut dire que Lindenberg a fait construire l’improbable Iron-city sur leur territoire) et le maniéré Jean-Etienne de la Roseraie, pilote de dirigeable au service de Lindenberg.
Les rebondissements et trahisons se succèdent. L’argent excite les convoitises et Brindavoine s’en sort miraculeusement. Il faut croire que cette histoire laissait quelques regrets à Tardi, car il intervient au début du second récit (commentant son œuvre et présentant la suite, pour donner quelques éclaircissements). Il précise par exemple que le premier récit comporte des anachronismes que probablement personne n’a détectés. Il déplore l’aspect décousu du scénario, prétextant qu’il est issu des dernières confessions de Brindavoine sur son lit de mort à l’hôpital, dans des conditions sordides. De plus, il prétend que c’était son premier roman. Tour cela pour annoncer le second récit dans un ton différent, puisqu’il montre la triste expérience de Brindavoine comme soldat de 14-18. Il y découvre l’horreur et l’absurdité de la guerre, la lâcheté et la bêtise humaine. Brindavoine aurait finalement trouvé un moyen radical d’échapper à cette boucherie dès 1916. Tardi en profite pour citer Anatole France « On croit mourir pour la patrie et on meurt pour des industriels. » Blessé héroïquement (ou naïvement), Brindavoine délire sur son lit d’hôpital avant de se réveiller dans une église qui sert de refuge à des soldats attendant que cessent les hostilités. Ce qui convient parfaitement à Lucien le pacifiste mais pas aux soldats français qui voient dans tout allemand un boche, un ennemi à exterminer.
Le premier récit est une petite merveille d’aventures improbables, peuplée de personnages du même acabit. Très rythmé, il nous fait faire la connaissance de Lucien Brindavoine, personnage complexe et essentiel, une sorte de jeune rêveur assez idéaliste, probablement un riche héritier jouant les dandys à l’occasion. Plus anecdotique, le deuxième récit a néanmoins son importance puisqu’il présente Brindavoine soldat. Tardi se joue du manque de lien entre ses deux récits, se mettant lui-même en scène de manière caricaturale pour établir une relation très artificielle avec le second récit. Étant donné la longueur du premier récit, on peut supposer qu’il était prévu à l’origine pour faire un album à lui-seul, mais que Tardi a révisé ses plans en repensant à la situation incertaine d’Adèle Blanc-Sec. Le rôle de Brindavoine soldat devenant essentiel, il fallait donner un aperçu du personnage lors de la guerre, quitte à brouiller les pistes. Notamment avec ce titre Adieu Brindavoine assez ironique puisque Lucien est appelé à devenir un personnage clé dans l’univers de Tardi.