Uchronie savoureuse et délicieuse

Ce récit constitue une histoire complète et indépendante, publiée en 2008. Elle s'inscrit dans une volonté spécifique de Warren Ellis de proposer des récits dépourvus de l'influence des superhéros ; elle est à ranger aux cotés des autres publications Apparat (label d'Avatar press créé pour l'occasion) telles que Frankenstein's Womb,Crécy et The Singles Collection.


L'histoire commence avec un énorme navire de guerre à quai à Londres en mars 1907. Robert Watcham (un capitaine médecin) est démobilisé. Il profite d'un transport de blessé vers l'hôpital pour se faire emmener à bord d'une sorte de plateforme volante mue par l'énergie éthérique. Il se rend chez la logeuse qui lui a gardé son appartement pendant toute son service militaire. Arrivé sur place, sa logeuse l'informe que Sax Raker est toujours pensionnaire chez elle et qu'il continue à recevoir un nombre important de visites d'inspecteurs de police pour des affaires diverses et variées. Il s'avère que Sax Raker est un détective privé auquel la police fait régulièrement appel pour ses qualités de déduction exceptionnelles et de ratiocination. Raker accueille avec grand plaisir Watcham qui lui sert d'aide, de compagnon et de test pour certains aspects de ses hypothèses. Raker propose à Watcham de l'assister dans une enquête sur un homme qui n'était pas là. Les investigations se déroulent dans un Londres soumis au bombardement d'ennemis non identifiés.


Évidemment, dès le début, les relations entre Watcham et Raker évoquent celles existant entre le docteur Watson et Sherlock Holmes. Ellis a indiqué qu'il s'inspirait également d'un personnage anglais similaire dénommé Sexton Blake. Dans un premier temps, le lecteur plonge donc dans un Londres revu et corrigé dans une sauce de science-fiction rétro-futuriste à la suite d'un couple d'enquêteurs calqués sur le duo d'Holmes et Watson. Pourtant le récit n'est pas assimilable à un simple pastiche. Pour commencer, cette histoire bénéficie beaucoup des dessins appliqués de Gianluca Pagliarani. Le tome s'ouvre sur une double page bourrée à craquer. Sur le navire de guerre et sur les quais se trouvent une centaine de soldats vaquant à leurs occupations. Le dessinateur a également pris le temps de représenter les plaques de tôle qui constituent la protection du vaisseau, ainsi que les rivets les maintenant. Les abords du quai sont équipés des grues nécessaires à la manutention. Il y a également une baraque dotée d'une plateforme sur laquelle discutent des officiels et leurs épouses. Le dessin est facilement lisible, sans donner une impression de surcharge. Ce soin apporté à chaque illustration permet à Pagliarani d'illustrer tous les types de séquences en les rendant intéressantes. Même la suite de déductions logiques à laquelle se livrent Ratcham et Raker en prenant qui son thé, qui son café présente un intérêt visuel. Pagliarani a imaginé une pièce dont l'agencement reflète le caractère de son propriétaire (en particulier la masse de livres utilisés pour retrouver les informations nécessaires aux enquêtes). Ainsi les différents angles de vue de la conversation permettent de découvrir des éléments nouveaux présents dans la pièce. Ellis et Pagliarani distillent avec parcimonie les éléments rétro-futuristes et l'illustrateur les conçoit avec une logique solide, mais différente de l'imagerie steampunk habituelle (ce qui est logique puisque la source d'énergie utilisée n'est pas la vapeur). Le seul reproche que je pourrais faire à Pagliarani est qu'il n'arrive pas à rendre les textures des surfaces et des objets qu'il représente. Pour le coup, les illustrations auraient gagné en séduction si elles avaient pu bénéficier d'une mise en couleurs élaborée.


Warren Ellis est un auteur prolifique qui sait faire des merveilles dans un format court. Il est ici aussi concis que rigoureux. Au fil de la lecture, il s'avère que l'hommage à Sherlock Holmes n'a rien de gratuit ou de facile. À la fois le pastiche en lui-même est savoureux, et en plus il s'avère être bien plus qu'un pastiche. Je ne peux pas en dire plus au risque de trahir l'une des surprises du scénario. Ellis joue avec son lecteur du début jusqu'à la fin qui se révèle très satisfaisante, bien au-delà d'une enquête bien ficelée à la Sherlock Holmes. L'introduction de la mécanique éthérique ne se limite pas non plus à donner une saveur nouvelle à la décalque du héros de sir Arthur Conan Doyle. Ellis taquine également gentiment son lecteur en introduisant deux personnages féminins (la logeuse et une autre femme) qui refusent de se limiter aux stéréotypes habituels des romans destinés aux grands adolescents de sexe masculin. Cette courte bande dessinée comprend une enquête rétro-futuriste au premier niveau qui respecte les codes de ce type de littérature, sans s'en moquer et avec une logique inattaquable. Elle fait également appel aux connaissances du lecteur sur le personnage de Sherlock Holmes et aux aventures à la Jules Verne, pour mieux le surprendre par rapport aux stéréotypes de ce genre de roman. Et puis, la résolution de l'énigme permet d'aborder un autre aspect de ces récits en en faisant une apologie maligne.


Warren Ellis concocte une enquête policière avec un zeste de science-fiction, une pincée d'uchronie, quelques clins d'oeil aux classiques du genre, un grand respect pour ce genre de littérature. La fluidité de son récit est grandement améliorée par les illustrations de Pagliarani qui trouve des solutions visuelles pour mettre en scène les dialogues un peu longs (qui sont parfois trop artificiels dans d'autres récits d'Ellis).

Presence
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le 4 janv. 2020

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