Ce tome fait suite à Djinn - Tome 4 - Le Trésor (2004) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le premier tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2005. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant l’Afrique comme une carte rouge avec un cœur qui bat au rythme des mythes et des légendes, des sociétés secrètes qui refusent l’image de l’homme blanc. Puis il fait rapidement mention de l’Afrique noire passant sous la domination de l’Europe, se transformant en colonies ou en protectorats entre 1880 et 1910, de la distribution des colonies allemandes, par la Société des Nations, à la France, l’Angleterre, la Belgique. Il finit par cette formule : Il y a dans ce volume des cages qui s’ouvrent mais aussi des masques qui se taisent.
L’homme n’est rien face aux légendes, aux mythes. Charles Augery l’a appris à ses dépens. Il se trouve dans la jungle, à l’orée d’une immense caverne, entouré par des cadavres d’Africains, en train d’écrire des notes dans son carnet. Il lui reste encore trois cartouches. La dernière sera pour lui. Il commandait le comptoir de Manokko. Il disposait d’une vingtaine d’hommes pour y faire régner l’ordre. Un ordre tout relatif mais qui convenait aux principaux marchands de la place. Une réglementation stricte aurait gêné leur négoce. Pour s’enrichir, il faut de l’ombre. La corruption fuit la lumière. Il était donc un homme de l’ombre. L’alerte fut donnée par le père Anselme. Un navire s’était échoué sur le grand fleuve, à hauteur des trois pointes. À deux heures de tout avant-poste. Il fit aussitôt affréter une barque et emmenait avec lui une partie des hommes. Comment aurait-il pu deviner ?…
La pirogue accoste le grand navire sur le fleuve, Charles Augery et ses hommes montent à bord et ils découvrent un carnage sanguinolent. Le pont est jonché de cadavres, il y a du sang partout. Un des hommes découvre une femme blanche : elle vit encore. Dans un sursaut, elle reprend connaissance et elle tire sur Augery, qu’elle rate. Il ordonne qu’on lui retire son arme. Elle a juste le temps de murmurer quelques mots à propos d’une perle noire. Pour lui-même, Augery note la perle noire, celle des légendes, celles qui orne l’oreille de la déesse Anaktu, la déesse des fièvres et des anéantis, ce qui pouvait arriver de pire. Les soldats emmènent Miranda Nelson sur un brancard. L’un d’eux a découvert une photographie : Miranda, Harold Nelson, Jade et leur petite fille. Il en déduit que l’autre femme a peut-être été enlevée. Un autre homme s’approche d’Augery, tenant dans sa main le casse-tête qui doit appartenir au sorcier de la tribu, le symbole de son pouvoir, de la force que lui a transmise Shango. Augery en déduit qu’il voulait que l’on sache : un sorcier guide à nouveau la vaillante tribu des Orushi, et ceux-ci ont repris le sentier des révoltes.
S’il a lu le premier cycle, à la vue de l’image de couverture, le lecteur sait qu’il va au moins retrouver Jade, et sa sensualité. À la lecture de l’introduction du scénariste, il situe le récit : peu de temps après la première guerre mondiale. Il constate que Dufaux évoque le contexte historique, et il sait par avance qu’il s’agit d’une toile de fond que l’auteur accommodera à sa sauce, car il ne s’agit pas d’une série historique. Le respect des événements et de la réalité historique passe après les forces structurantes de l’intrigue, et il est foulé au pied si l’histoire en est plus belle. La page d’ouverture peut évoquer celle de la série Conquistador (2012-2015, 4 tomes) réalisé avec Philippe Xavier, et par analogie Croisade (2007-2014, 8 tomes) avec le même dessinateur. La première mettait en scène Hernando del Royo, un soldat espagnol des troupes de Hernán Cortés (1485-1547) lors de son invasion de l’empire aztèque, dans un étrange processus d’acculturation. Dans Croisade, Gauthier de Flandres suivait un cheminement similaire de découverte d’une autre culture, également étrangère, également parcourue de valeurs différentes et d’une mythologie propre. À l’évidence, Charles Augery fait partie des colons qui profitent des ressources de l’Afrique pour faire leurs affaires, et pour leur enrichissement personnel, en mettant à profit l’asservissement des populations locales. C’est à son tour de se trouver dans une situation où il se heurte aux forces culturelles de cette région du monde, qui le dépassent et le broient.
D’une certaine manière, le lecteur peut entretenir les mêmes a priori négatifs à l’encontre de ce deuxième cycle qu’à l’égard du premier : l’utilisation d’une imagerie coloniale et exotique, viciée par un point de vue de supériorité coloniale, avec une appropriation honteuse pour un divertissement superficiel. Une sorte de retour aux romans d’aventure de la fin du dix-neuvième siècle où l’homme blanc apportait la civilisation aux sauvages. Sauf que… Dès le début, les représentants de l’homme blanc sont en danger, en position d’infériorité, ne comprennent rien aux forces en présence. En outre, les autochtones ont repris le sentier des révoltes, et indiquent régulièrement que les blancs vont devoir repartir chez eux : le contraire de l’apologie de la colonisation. Cependant, il ne s’agit pas d’une bande dessinée de nature historique : l’objet n’est pas de rétablir la vérité historique, et dépeindre le pillage des ressources naturelles exploitées par l’esclavage des populations locales, maintenues dans la terreur par des exécutions sommaires et la torture immonde. De prime abord, il s’agit d’un récit d’aventures : un trio amoureux dont l’une des femmes est considérée comme la réincarnation d’une déesse, l’homme est enlevé et emmené en captivité avec elle, et la troisième est laissée pour morte, au cours d’une expédition désastreuse, menée par un aventurier sur le retour, uniquement intéressé par l’appât du gain.
Il est possible aussi que le lecteur se lance dans ce second cycle avant tout pour la beauté de la narration visuelle qu’il avait appréciée dans le premier. L’artiste continue de réaliser des dessins mêlant un détourage à l’encre noire, par des traits très fins, des principales formes, et l’apport de matière, de textures et d’ambiances lumineuses par la couleur directe. Dès la première page, le lecteur tombe sous le charme du feuillage verdoyant, passant d’un jaune pâle en plein soleil à un vert profond pour les feuilles à l’ombre. Il voit le calme de l’étendue d’eau du fleuve dans une magnifique aquarelle dans la troisième planche, avec le vert des arbres sur la rive lointaine.il prend le temps de regarder l’effet des hautes herbes jaunes de la savane dans la planche cinq. Il ressent comment la sensation de l’eau peut changer du tout au tout entre sa couleur orangée sous un soleil zénithal, et le bleu un peu boueux d’un marigot. Il remarque comment le bleu devient plus profond pour l’eau de la large rivière vue à la nuit tombante depuis la terrasse de l’hôtel des Nelson, et comment la même eau redevient orangée sous le soleil pour se marier avec la teinte des flammes, Jade ayant l’intuition qu’ils vont la purifier par le feu. Plus loin, il ressent un frisson en comprenant que les jolies nuances violettes correspondent au sang versé lors du massacre sur le navire.
Comme dans le premier cycle, la sensibilité artistique d’Ana Mirallès habite chaque séquence, infusant son interprétation, sa vision de clichés visuels éculés, de nuances, avec des nouveaux sens, d’un point de vue personnel. Dans la première planche, la jolie silhouette de Charles Augery évoque celle d’Indiana Jones avec sa chemise blanche, son pantalon beige, son chapeau à large bord, et son arme à feu au ceinturon. Toutefois son expression désemparée, sa prise de notes appliquée dans son carnet font ressortir son désarroi et sa fragilité, plutôt que sa virilité. Le même Augery menant une colonne de soldats noirs en uniforme fait apparaître leur acceptation de servir et de suivre, mais aussi leur identité et la possibilité qu’ils laissent tout en plan là, pour aller mener une autre vie. Comme dépeint sur la couverture, Jade se retrouve attachée et nue dans une case, avec quatre femmes venant peindre des motifs blancs sur son corps. Le lecteur se souvient de la force de caractère de cette femme, de sa maîtrise des techniques de la séduction et de l’amour : il ne la voit pas comme une victime, mais comme une personne dotée de compétences lui permettant de conserver un détachement et du recul sur une pratique qu’elle sait analyser et interpréter. Le scénariste a conçu son récit en pensant à sa dimension visuelle et l’artiste s’approprie chaque situation avec virtuosité et sensibilité pour donner à voir ce qui s’y joue au-delà des simples actions. Le lecteur se retrouve encore plus consterné que les Nelson et Jade, devant la débandade du spectacle pathétique de Tiger Thompson. Il ressent tout le courage qu’il faut à Charles Augery pour se tenir droit face à Soyo, le frère d’Ebony, qui fait une tête de plus que lui et qui, nu, le domine par son aura et sa confiance en lui.
Ce cycle Africa commence comme une étape du tour du monde du trio formé par Jade, Harold Nelson et Miranda Nelson, dans un pays d’Afrique colonisé, c’est-à-dire des étrangers en terrain conquis, mettant à profit leur avantage économique qu’est l’argent. Les auteurs mentionnent d’ailleurs que Jade envisage de faire donner des coups de fouets à Miss Goldway en Angleterre qui a laissé leur enfant monter dans les greniers ce qui a occasionné sa chute. La cupidité et la culpabilité des colonisateurs et exploiteurs de tout poil sont bien présentes en toile de fond, sans être le thème central du récit. La séduction et les relations sexuelles restent également présentes, ainsi que la nudité, soit culturelle pour Ebony dont la tenue laisse les seins à l’air, soit dans une forme ritualisée pour Jade. Cette dernière remarque la présence de Kémono dans la rue, au premier regard, consciente de l’attirance magnétique immédiate, quasi animale, ainsi que la conscience d’un lien d’ordre spirituel. À nouveau, le surnaturel joue un rôle déterminant dans l’intrigue, comme dans le premier cycle : cette dimension qualifiée de djinn dans le titre, ces rites présents dans une autre culture, développés au fil des siècles parmi les peuples de cette région du monde. Les auteurs ne portent pas de jugement sur ces croyances. Le scénariste intègre une conviction présente dans la plupart de ses œuvres : l’existence de forces qui dépassent la raison et le rationalisme, qui se manifestent de manière différente d’une culture à l’autre, tout en étant d’essence similaire.
Au départ, le lecteur respecte les auteurs pour se lancer dans un récit d’aventures à l’ancienne, tout en reconnaissant les méfaits du colonialisme, sans pour autant que son procès soit le point focal du récit. La narration visuelle de l‘artiste enchante toujours autant par son élégance, sa richesse, ses couleurs, ses ambiances, sa capacité à présenter des situations stéréotypées en leur rendant du sens et un point de vue personnel. L’intrigue intègre plusieurs groupes avec des intérêts différents et conflictuels, mêlant séduction, contexte historique adapté en fonction du récit, aventures spectaculaires, confrontations meurtrières, situations à haut risque, et une dimension spirituelle originale. Formidable.