Pour la plupart des bédéphiles, Jean-Marc Rochette est avant tout le dessinateur de la BD culte "Le Transperceneige". Publié au début des années 80, ce récit post-apocalyptique scénarisé par Jacques Lob imagine une lutte des classes entre les derniers survivants de l’espèce humaine à bord d’un train gigantesque qui roule sans jamais s’arrêter. Un roman graphique mythique, adapté au cinéma en 2013 par le réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho. Ce que beaucoup ignorent, par contre, c’est que Jean-Marc Rochette a failli ne jamais devenir auteur de BD. Adolescent, il rêvait plus que tout de devenir guide de haute montagne. Gravir les sommets était pour lui une manière d’échapper à une autorité à laquelle il avait beaucoup de mal à se conformer, tant chez lui qu’à l’école. Très longtemps, il a cru qu’il arriverait à réaliser son rêve puisqu’il s’est préparé pendant des années à "l’aspi" (la formation d’aspirant guide) en effectuant ce qu’on appelle une "liste de courses". Dans le jargon des montagnards, cela signifie qu’il a multiplié les ascensions de sommets plus ou moins difficiles, tant sur du rocher que sur de la glace, pour se faire la main et prouver qu’il avait l’étoffe des vrais alpinistes. Mais le destin va en décider autrement. En 1976, après avoir frôlé la mort en montagne et eu son visage défiguré par une chute de pierres, il décide finalement de se consacrer à son autre grande passion et quitte les Alpes pour Paris dans l’optique de devenir dessinateur. Dans "Ailefroide", du nom de la montagne que Rochette et son pote Sempé s’étaient jurés de gravir ensemble un jour, l’auteur replonge dans ses jeunes années et renoue enfin avec ces montagnes qu’il a tant aimées.
Pendant longtemps, Jean-Marc Rochette a cru que ses histoires de montagnes n’intéresseraient personne. Ce n’est que récemment que le déclic s’est opéré, au moment où il s’est rendu compte que ses récits d’ascensions parlaient en réalité à beaucoup de gens. Lorsque son éditrice et le scénariste Olivier Bocquet lui ont, à leur tour, fait part de leur enthousiasme, l’auteur du "Transperceneige" s’est rendu compte qu’il était temps pour lui de se lancer à nouveau à l’assaut des sommets, au sens propre comme au sens figuré. Après sept années consacrées quasiment exclusivement à la peinture, Rochette a non seulement décidé de se remettre à la bande dessinée, il s’est également remis à grimper, avec la même passion que 40 ans plus tôt. Ce qui est beau dans "Ailefroide", c’est que c’est une histoire à la fois autobiographique et universelle. Bien plus qu’une simple succession d’ascensions, c’est un récit initiatique sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte, avec son lot de joies, d’amitiés, de drames et de rêves brisés. C’est aussi un récit plein d’émotions contrastées. Avec beaucoup de pudeur, l’auteur évoque plusieurs de ses amis montagnards partis trop tôt, de même que sa relation très compliquée avec sa mère (à qui cet album est dédié). On découvre surtout que Rochette est mieux placé que quiconque pour raconter la montagne en bande dessinée. Avec peu de mots, ses planches somptueuses font ressentir aux lecteurs toute l’adrénaline de l’escalade des plus hauts sommets. Dans "Ailefroide", on découvre que l’alpinisme est une expérience presque mystique, qui mélange dépassement de soi et confrontation à la nature. Le danger est permanent et la moindre erreur peut avoir des conséquences fatales, mais une fois en haut, l’émerveillement est tellement intense que l’on oublie instantanément les efforts surhumains accomplis pour arriver jusque-là. Finalement, Jean-Marc Rochette est bel et bien devenu guide de haute montagne… par le biais de la bande dessinée!
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