Le caractère imprévisible, insaisissable et insondable de l'autonomie du partenaire

Ce tome fait suite à Alex + Ada T01 (épisodes 1 à 5) qu'il faut avoir lu avant. Il comprend les épisodes 6 à 10, initialement parus en 2014, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Jonathan Luna. Sarah Vaughan a participé au scénario et a écrit les dialogues.


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- ATTENTION : ce commentaire dévoile un point clé de l'intrigue du tome précédent



Alex a enfreint la loi et a fait débrider l'intelligence artificielle d'Ada qui est maintenant consciente. Le récit commence avec les premières 24 heures passées ensemble par Ada et Alex chez ce dernier. Ada commence à montrer les premiers signes d'intérêt non programmés.


Le lendemain est un lundi et Alex doit aller travailler. Ada a son premier contact avec la voisine Jody qui tient Claire son bébé dans les bras. De son côté, Alex doit faire face à la curiosité de son collègue de travail sur ce qu'il a fait avec Ada, une androïde obéissant aux doigt et à l'œil aux désidératas de son propriétaire.


Dans le premier tome, Jonathan Luna et Sarah Vaughn avaient utilisé avec habilité et sensibilité le fantasme de l'androïde de plaisir, pour évoquer les attentes d'un individu vis-à-vis d'un autre dont il est amoureux, ses projections sur l'être désiré. Dans cette deuxième partie, la métaphore reste toujours aussi puissante, et le thème en a un peu changé.


D'un point de vue visuel, le lecteur retrouve la mise en scène très rigoureuse de Jonathan Luna. Cet artiste refuse le sensationnalisme. Il utilise, pour la majeure partie, des cases de la largeur de la page, sans qu'il ne s'agisse d'un raccourci visuel lui permettant de s'économiser en ne dessinant qu'une tête ou deux au centre de la case, sans rien sur les côtés ou en arrière–plan. Il utilise ces grandes cases pour des plans fixes, se concentrant sur les personnages en train d'évoluer ou en train de parler de manière statique. Dans un premier temps, ce parti pris de mise en scène peut agacer du fait justement de son caractère statique, pas forcément adapté à un média visuel comme la bande dessinée.


Une fois passé ce temps d'adaptation à cette narration à base de plans fixes réguliers, le lecteur peut apprécier leur fonction : montrer ce qui se joue dans une discussion, sans la transformer en un spectacle, comme dans le quotidien réel où une discussion peut faire évoluer les choses, les idées, les sentiments, sans grand mouvement ou sans geste spectaculaire. Jonathan Luna montre ces moments tranquilles et chargés en émotions, montrant au lecteur qu'il souhaite qu'il se concentre sur les personnages.


Cela ne veut pas dire pour autant que les pages de ce comics ne sont qu'une suite ininterrompue de conversations de gens attablés ou assis (voire allongés). Il y a également des déplacements, des mouvements, des actions (marche, rencontre et même une course-poursuite). Jonathan Luna prend soin de représenter les arrière-plans même s'il ne s'agit que de 3 ou 4 traits, dans toutes les cases. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chacun des endroits aux côtés des personnages. Il continue de dessiner les contours exclusivement avec des traits fins d'une épaisseur uniforme, habillant chaque surface avec une couleur principale, sans beaucoup de variations de nuance.


Ces choix graphiques aboutissent à des images très épurées en surface, à une narration très fluide, et à des images très faciles à lire. Les expressions des visages et le langage corporel sont assez justes, même si les visages sont souvent très lisses. L'apparente simplicité des images masque le travail de conception de la mise en scène et parfois les prouesses techniques pour réaliser une case (par exemple la superposition d'Ada & Alex en train de jouer à un jeu vidéo, et les images de celui-ci comme des hologrammes se surimposant aux joueurs.


Le développement de la relation entre Alex et Ada se poursuit, avec cette dernière manifestant des envies diverses et variées, dénuées de niaiserie car en tant qu'intelligence artificielle elle dispose d'un grand savoir théorique. Dans un premier temps, Luna et Vaughn s'amusent à la montrer prendre plaisir à des choses du quotidien (par exemple une magnifique séquence où elle observe sans se lasser de l'eau en train de bouillir dans une casserole).


Rapidement se pose la question de ce que veut Ada, ce qu'elle veut faire, ce dont elle a envie. Le lecteur retrouve alors le second degré de lecture du premier tome. D'une certaine manière Ada est une jeune femme qui a "accepté" d'être toute entière inféodée à Alex. Alors qu'elle développe une pensée autonome, se pose la question de savoir ce qu'elle va faire de son autonomie. Luna et Vaughn continuent de représenter Alex comme un individu bien équilibré, refusant de profiter de la situation, refusant de penser avec ce qu'il a entre les jambes.


De séquence en séquence, l'usage de ce libre arbitre s'avère aussi grisant qu'angoissant. Très vite Ada est en butte à la défiance que la majeure partie des humains éprouvent vis-à-vis des androïdes, d'individus qui ne sont pas comme eux (une métaphore littérale du racisme). De manière plus sournoise, un voisin d'Alex lui demande si Ada vaut le coup au lit (en tant que sextoy sur pattes, avant qu'elle ne dispose d'une conscience). Là encore, cette scène amène le lecteur à réfléchir sur la réduction de la femme à un objet sexuel.


Les coscénaristes vont ainsi utiliser au mieux ce dispositif de science-fiction (Ada) pour parler de la condition humaine. Elle devient le révélateur de la solitude de l'individu (en particulier Katherine, la grand-mère d'Alex, avec son androïde Daniel), de la convoitise (le voisin aimerait bien qu'Alex lui prête pour l'essayer), de l'importance de l'amitié (Teji et Em, des amis d'Alex la recueillent). Vaughn et Luna ne rechignent pas non plus à s'interroger sur la mince frontière qui sépare l'intelligence artificielle de l'intelligence humaine. La programmation artificielle d'Ada est-elle si éloignée de la programmation chimique et culturelle du cerveau d'Alex ?


Tout aussi réussi, les coscénaristes font apparaître les sentiments des personnages (sans recours à des bulles de pensées, ou à cellules de texte explicatif). Ils savent saisir les interrogations qu'une personne peut avoir vis-à-vis d'une autre qu'il aime ou qu'il apprécie. Ils font apparaître les questionnements les plus délicats. Lors d'une séquence statique, Ada et Alex s'interrogent pour savoir si Alex ne l'influence pas d'une certaine manière pour se faire aimer. À quel moment la réaction d'un être aimé n'est plus autonome, mais dictée par l'influence de son partenaire ?


Assez cruels, les auteurs font revenir Claire, l'amour précédent d'Alex qui l'avait laissé tomber comme une vieille chaussette. Le lecteur voit immédiatement le dilemme auquel est confronté Alex. Peut-il préférer une androïde à une femme en chair et en os avec laquelle il avait déjà fait un bout de chemin dans la vie ? Tout aussi cruel, mais dans un autre registre, Ada (maintenant dotée d'une conscience) observe les agissements d'Otto, le petit robot aide ménager d'Alex doté d'une intelligence artificielle préprogrammée (sans autonomie), obéissant au doigt et à l'œil pour contenter son propriétaire. À nouveau, il n'y a pas de texte pour pointer du doigt au lecteur, le parallèle entre Otto et Ada. Le regard mi attristé de cette dernière indique qu'elle prend conscience qu'elle aussi était programmée de cette manière vis-à-vis d'Alex.


Ce deuxième tome confirme l'excellence de cette série. De séquence en séquence, le lecteur apprend à percevoir le bienfondé du parti pris de mise en scène de Jonathan Luna. Il souhaite ancrer visuellement son récit dans la banalité du quotidien, dans la normalité des discussions, et dans tout ce qu'elles peuvent avoir d'important. Il prend un grand plaisir à éprouver l'empathie générée par les personnages. Il apprécie de voir ainsi mis à nu les mécanismes et les enjeux de l'amitié et d'une relation amoureuse naissante. Il voit d'un autre point de vue la condition féminine dans une relation amoureuse, et plus généralement le caractère imprévisible, insaisissable et insondable de l'autonomie du partenaire.

Presence
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le 27 juil. 2019

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