Premier épisode des aventures d’Alix, cet album se trouve fortement marqué par son époque et les codes de la bande dessinée franco-belge de cet immédiat après-guerre (1948). Le jeune gallo-romain blond et bouclé, qui s’est imposé comme l’un des modèles de la bande dessinée européenne au fil des années, vit ici une histoire qui ne brille pas par sa vraisemblance : Alix (il n’y a pas encore Enak à l’horizon) est ballotté de péripétie spectaculaire en avatar dramatique, et les plus grands du monde de l’époque semble s’intéresser prodigieusement à lui, soit pour le tuer, soit pour le protéger, sans qu’on comprenne vraiment ce qui peut valoir de leur part tant de sollicitude envers ce jeune esclave qui, objectivement, est sans aucune importance ni politique, ni sociale....
Jacques Martin, aspirant à se faire reconnaître par les grands maîtres du Journal de Tintin de ces années, a créé une œuvre qui possède plus d’un point de ressemblance avec celles d’Hergé, d’Edgar-Pierre Jacobs, et de Paul Cuvelier : un même style dessin ligne claire, bien net aux couleurs fortement contrastées ; un découpage en vignettes très dense (souvent 14 à 16 vignettes par planches, ce qui ne laisse pas beaucoup de place pour les décors grandioses) ; des récitatifs omniprésents et assez bavards, allant, comme chez le Jacobs de l’époque, jusqu’à faire double emploi avec la vignette qu’ils sont censés commenter ; la présence d’un jeune héros masculin (« Le Journal de Tintin » s’adresse avant tout aux jeunes garçons de l’époque (on est bien avant le style « ratisse-large » où les sexes se mêlent, qui viendra 20 ans plus tard), qui ont besoin d’un point de repère pour s’identifier à un héros positif courageux, honnête, généreux, en bref d’une icône forgée à des fins éducatives).
Seul Edgar-Pierre Jacobs n’a pas trop insisté sur le caractère juvénile de ses héros, qui sont des adultes accomplis. Le personnage de Tintin, et celui de Corentin Feldoë (Paul Cuvelier) relevaient de la même logique : créer un jeune héros sympa qu’on peut balader dans les aventures les plus périlleuses pour faire frémir les jeunes garçons d’après-guerre. On notera d’ailleurs que le surnom d’ « intrépide », fort peu usité aujourd’hui, mais très commun dans la bande dessinée depuis les années 1900 jusque vers 1960 environ, outre qu’il suggère un courage et un esprit de décision propre à se lancer dans toutes les aventures qui passent, satisfait l’imaginaire du jeune lecteur qui se veut actif et courageux, et possède également cette vertu de ne pas porter à préjuger du contenu de l’album. C’est le seul album que Jacques Martin affublera d’un titre aussi imprécis, ne renseignant en rien sur le contenu de l’action.
Cette imprécision renseigne paradoxalement sur le peu de souci que Jacques Martin a eu de respecter une unité d’action, style mission à accomplir, trésor à récupérer, etc. Son récit est en effet une succession de situations périlleuses, avec un respect fort honorable de la règle d’or : le danger se précise, une surprise saisit le lecteur dans la dernière vignette de chaque planche. On est dans le roman-feuilleton. Alix est attaché dans un incendie, tombe dans une fosse aux crocodiles (bien décorée, planche 7), pourchassé de nuit par des loups, menacé d’aveuglement au fer rouge, pris dans un tremblement de terre, attaqué de nombreuses fois à l’arme blanche, participe à une course de chars nettement inspirée par « Ben Hur » (planches 34 à 38), descend dans l’arène en tant que gladiateur (planches 39 à 42), est à deux doigts de se faire décapiter (planches 52 et 53)...
On notera un étrange procédé, en vigueur dans les films d’action de l’époque, présent planches 53 et 54, et repris plus tard dans « La Griffe Noire » : arracher au sol un individu pesant en se balançant au bout d’une corde, en se donnant en plus le luxe de donner des coups de pied au passage : en toute bonne balistique, la perte massive d’énergie cinétique causée par de tels chocs devrait immobiliser le Tarzan de service sur le lieu même des impacts. Mais non, ça ne fait rien : la course se poursuit gracieusement, comme sur une balançoire, jusque sur le toit d’un édifice voisin.
L’intérêt insolite que portent les grands hommes de l’époque à Alix est motivé de manière assez molle : le général romain Marsalla (fictif), parce qu’Alix est supposé connaître l’emplacement du trésor de Sargon. Bien sûr, tous les esclaves connaissent l’emplacement des trésors, c’est bien connu ! Suréna, le fourbe chef des Parthes, attend qu’il le mène aux Romains, puis semble finalement séduit par la droiture d’Alix (planches 9 et 10). Arbacès (fictif), le méchant Grec ennemi mortel d’Alix, commence par lui sauver la vie, puis, bizarrement, tente de l’assassiner (planche 24), alors qu’il renâcle à dire pourquoi il s’intéresse à Alix (planche 23). Il faut attendre la planche 29 pour qu’Arbacès avoue un très bizarre projet d’utiliser Alix dans une conspiration politicienne, ce qui est plus que vaseux. Quant à César, il devient d’emblée l’ami juré d’Alix (planche 62) (normal, pour une génération de lecteurs qui se farcissaient « La Guerre des Gaules » à toutes les sauces !), et prétend que le sort de Rome dépend d’Alix, (planche 40), ce qui, a priori, semble extravagant ! Pompée, lui, est logiquement du côté des méchants, en tant que rival de César.
Jacques Martin, ne sachant pas trop à l’époque s’il aura l’occasion de donner une suite à cette aventure, nous offre une visite dans les décors les plus connus du monde romain de l’époque, en justifiant les déplacements géographiques des héros au moyen d’arguments souvent faibles. Malheureusement, la taille minuscule des vignettes empêche Martin de donner une ampleur cinématographique à ses reconstitutions de sites et édifices anciens. Il se rattrapera amplement dans des créations postérieures.
Dès la première vignette – un quart à peine de la superficie de la planche, ce qui est nul pour une mise en contexte panoramique -, le palais de Sargon II à Khorsabad (aujourd’hui au Nord de Mossoul, en Irak) contient quelques beaux bas-reliefs représentés avec soin mais sans la très méticuleuse précision qui poussera Jacques Martin, bien plus tard, à publier des albums de reconstitution archéologiques. Quelques colonnes et un fronton triangulaire, avec des cavaliers cataphractes (planche 17), et voilà le décor de Trébizonde ! Beaux navires antiques reconstitués planches 20 à 25. Reconstitution conjecturale du Colosse de Rhodes (planche 25). On privilégiera la belle utilisation dramatique qui est faite du Cirque de Rome (planches 40 à 44). Très beau temple de Minerve à Vulsini (planche 49) ; jolie cour intérieure, avec fontaine et portique, d’une maison de Vulsini (planche 54), charmant mausolée avec rotonde planche 55.
Le contexte historique supposé est globalement respecté : en 53 avant Jésus-Christ, César a bien mis les pieds à Rome avant de revenir faire la guerre en Gaule, et Pompée est bien consul. C’est l’année où, en effet, Crassus se fait battre et tuer à Carrhes par les Parthes du général Suréna. On trouvera plus de détails à ce sujet dans la Vie de Crassus, de Plutarque, et dans le livre XL de l’ « Histoire Romaine » de Dion Cassius.
Derrière les faiblesses manifestes du scénario (enchaînement de numéros de cirque ou d’action, et on a beaucoup de mal à comprendre pourquoi tout le monde s’intéresse à Alix), le thème de la recherche du père et de la patrie (La Gaule) d’Alix s’introduit dans ce qui va devenir une série. Qui va gagner en perfection.