Cela fait plus de vingt ans que Blacksad, l’incroyable BD des Espagnols Juanjo Guarnido (au dessin, littéralement incroyable, éblouissant !) et Juan Díaz Canales (au scénario, nourri, gavé même de roman noir US classique) nous accompagne. L’annonce que le diptyque Alors, tout tombe serait la dernière œuvre de la collection nous laisse comme orphelins. Orphelins d’un personnage au charisme incroyable, entre Sam Spade et un héros de chez Disney / Marvel qui se serait souvenu que les plus grands, non les vrais super-héros, sont ceux qui ont pris toute la mesure de la tragique médiocrité humaine. Orphelins, surtout peut-être, d’un monde à la beauté éblouissante – regardez ces cases de coucher de soleil sanglant des pages 45 et 46 de ce dernier tome, et pleurez ! – peuplé d’animaux anthropomorphiques qui nous représentent aussi bien, mieux peut-être même que des acteurs de cinéma à notre image.
Nous avons régulièrement regretté certaines facilités, certaines faiblesses d’écriture de la part de Juan Díaz Canales qui ont empêché plusieurs des 7 (seulement !) livres de la collection Blacksad d’atteindre au « sublime » qui était à leur portée : avec des personnages d’une telle richesse, d’une telle profondeur, animés par un dessin parfait, quel dommage qu’il n’arrive pas des aventures, des histoires plus originales, moins stéréotypées même ! Réjouissons-nous que la conclusion de cette œuvre colossale échappe à ce reproche : d’un univers et d’un nœud gordien d’intrigues politiques, sociales, policières et amoureuses exposé patiemment dans le tome précédent, Canales a su cette fois tirer le meilleur, dans une conclusion extraordinairement spectaculaire (les dernières pages sont littéralement épiques) et pourtant, au final, qui nous brise le cœur. Une conclusion qui assume pleinement tous les paradoxes et de la « vraie vie » et du roman noir de haut niveau : les « méchants » échappent à la justice humaine, les politiciens véreux et flics corrompus continuent d’exercer impunément, mais le destin, ou le hasard, ou la justice divine (pour ceux qui y croient encore…), ou l’ordre naturel réserve à tous les récompenses et les punitions qu’ils méritent. Et ce n’est certainement pas le pouvoir – bien ou mal acquis - qui nous protégera. Quant à l’amour, il est définitivement inatteignable, impossible : la dernière partie du livre, d’une violence extrême et d’un romantisme fou, chantent l’inévitable solitude qui nous guette tous. A la fin.
Savourons l’ombre du chat qui court sur le pont suspendu, et nous rappelle la nature fondamentalement féline du détective Blacksad. Savourons l’image d’un couple qui ne pourra pas être mais qui peut marcher une dernière fois sous la pluie en s’abritant l’un contre l’autre sous un même manteau. Savourons le souvenir d’un père – tueur implacable – tenant dans ses bras le corps de son fils poliomyélitique qui n’aura pas survécu à une simple panne d’électricité. Savourons un flashback dans lequel New York prend d’un coup les couleurs d’une peinture de Van Gogh…
Oui, savourons cette dernière aventure de Blacksad, l’un des rares best sellers contemporains, originaux et créatifs de la BD populaire, au milieu de toutes ces pâles resucées d’Astérix, Black et Mortimer, Corto Maltese, Gaston qui n’ont rien retenu de la vie qui les animait le siècle dernier. Blacksad (la série) est mort , vive Blacksad !
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/12/20/blacksad-t7-alors-tout-tombe-seconde-partie-le-plus-beau-des-adieux/