Sur la petite île de Hegura, dans la mer du Japon, au cours des années 60 les habitants vivent encore d’une pêche traditionnelle assez particulière, pratiquée par des femmes qu’on désigne par le terme d’amas. Eté 1962, une jeune femme arrive sur cette île pour devenir ama. Qui est-elle et qu’est-ce qui la motive ?
La jeune Nagisa arrive chez sa tante Isoé qui l’attend et lui présente Goro, son mari, son tomaé. Ce terme désigne son coéquipier de pêche. Isoé plonge avec une corde nouée à la taille. Resté sur leur embarcation, son tomaé tient l’autre extrémité de la corde, pour pouvoir la tirer dès que, par une secousse, elle lui fait savoir qu’il doit la remonter. C’est la technique funado que Nagisa finira par apprendre. Mais elle va commencer par une autre technique, plus facile et nommée kachido, qu’Isoé va demander à son amie Yuko de lui enseigner. La technique funado se pratique avec un seau qui sert de bouée, la plongeuse travaillant en indépendante (ce qui limite forcément son autonomie, son rayon d’action).
Un long apprentissage
La particularité de la pêche pratiquée par Isoé et ses amies, c’est de plonger torse nu, pour faire corps avec la mer, mieux la sentir. Car le but est de trouver des ormeaux, mollusques marins à coquille unique assez prisés, semble-t-il. Venant de Tokyo, Nagisa est surprise par l’ambiance qu’elle trouve à Hegura. Plonger torse nu n’est pas naturel pour elle, mais elle s’y fera. Elle est également surprise par le fort caractère de sa tante qui n’a pas sa langue dans sa poche. Et puis, elle va découvrir la façon de vivre, les pratiques et coutumes de cette île peu fréquentée : un gros îlot rocheux où tout le monde vit en vase clos. Il faudra un certain temps à Nagisa pour se faire admettre comme partie intégrante de cette communauté qui a tendance à lui faire payer le comportement de sa mère qui reste en travers de la gorge de nombreux habitants de Hegura.
Le Japon des années 60
Voilà une BD qui réussit tranquillement le pari de nous emmener dans un univers et une époque inattendus. Le scénariste Franck Manguin a fait un séjour de plusieurs années au Japon (conclu par un mémoire sur l’art traditionnel d’Okinawa) et cela se sent. Il s’arrange pour trousser une histoire de famille et d’initiation dans un univers assez méconnu, en apportant quelques informations plus pointues par quelques notes de bas de pages. On découvre avec Nagisa tout ce qui fait ce travail de pêche bien particulier. Cela va bien au-delà de la technique, car la BD permet de faire sentir une ambiance, mais aussi les caractères des différents personnages. Nagisa montre qu’elle veut s’intégrer, mais pas à n’importe quel prix. Et puis, l’irruption d’un jeune ornithologue venu de Tokyo pourrait changer la donne. Nagisa surmonte vite son effroi initial pour chercher à savoir par son intermédiaire, ce que devient Tokyo, une ville bouleversée par les chantiers de modernisation indispensables avant la tenue des Jeux Olympiques d’été de 1964. Les origines tokyoïtes de Nagisa ne sautent pas aux yeux du jeune homme. Comme quoi, en quelques années, Nagisa aura pris de nouvelles habitudes. Car plonger quotidiennement et régulièrement à plusieurs mètres de profondeur laisse des traces sur son corps. Ce qui n’empêche pas Nagisa de conserver une trace indélébile de son passé qu’elle finira par révéler à sa tante.
Aspect esthétique
Le dessin de Cécile Becq (pour sa première BD) est d’une remarquable complémentarité avec celui du scénariste. Elle parvient à retranscrire l’ambiance générale, la dureté du travail et les particularités des physiques et caractères des personnages, tout en faisant ressortir quand c’est nécessaire, tous les aspects du folklore local et les péripéties du scénario. Le choix des couleurs (noir, blanc et bleu) apporte un aspect rétro parfaitement adapté et le dessin (soigné, précis) procure de très agréables sensations sans chercher à en mettre plein la vue, ce qui correspond bien à cette histoire tout en nuances, où la sensibilité féminine domine, malgré les difficiles conditions d’existence. L’aspect esthétique ressort et la dessinatrice varie avec intelligence les tailles de ses vignettes, leur organisation dans chaque planche ainsi que les angles de vues selon les situations. Sa technique qui mélange travail numérique et illustrations à la gouache et à l’acrylique met en valeur les attitudes et les expressions des visages, y compris lors des moments de tension. Les couleurs contribuent au charme de l’ensemble. Cécile Becq réussit à laisser deviner une réelle influence artistique japonaise, tout en gardant une manière de faire personnelle.
Une belle découverte
Petit regret cependant, le scénario pourrait être un peu plus fouillé, puisqu’on doit deviner pourquoi ce sont des femmes qui plongent alors que ce sont des hommes qui restent dans l’embarcation. D’autre part, on ne sait pas trop ce que devient une ama quand elle doit arrêter ce travail. J’ajouterai qu’on sent à certaines expressions de langage notamment, que cet album est conçu par des personnes du XXIe siècle, même si cette vision du Japon par des Français ne gêne pas spécialement. Ces restrictions mises à part, voilà un album qui, sans atteindre des sommets, fait plaisir à voir. Une belle histoire bien mise en valeur par un dessin tout en délicatesse. Discret mais réel, le travail éditorial va de l’illustration de couverture à la fois superbe et parfaitement représentative de l’album, à l’idéogramme qui brille discrètement (un aperçu de tout ce qu’il implique figure dans l’album), en passant par la qualité du papier utilisé, qui contribue au beau rendu.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné