Premier amour
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le 12 févr. 2016
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https://www.youtube.com/watch?v=gKi4R8vO0O8
Autodidacte ? C’est incroyable mamie, de quel pays ?, j’entamai la gamme de La majeur pour contenir un rire sous le bruit des notes, que je jouai donc un peu vite et mal. Elle était sportive, mais confondait entre eux les mots compliqués, comme autodidacte et dictateur. La grand-mère, mon fantôme, se donna la peine perdue d’un début d’explication, interrompue Je te fais marcher mamie je sais ce qu’est un autodidacte merci… je trouve cela dit, autodidacte ou pas, qu’il joue très mal. Il devrait arrêter. Et je sus alors. Ascenseur émotionnel, Marie ne ressemblait à personne : à l'âge que nous avions tous les deux, dix ou onze ans, elle jouait aussi bien la sénile que sa grand-mère, elle était ironique… et elle avait plutôt raison, je ne jouais de mon côté pas très bien… je fus alors certains d’être amoureux. J’ai continué à pianoter, petite provocation pour la dignité.
Je ne lui adressai pas la parole ce jour-là, ni les jours d’après. Des Salut pour dire bonjour. Et des Salut pour tout adieu, seulement. Je passais énormément de temps chez le fantôme, qui ne se lassait ni de m’entendre répéter encore et toujours les mêmes gammes acharnées, ni de m’observer massacrer les auteurs anonymes et leurs exercices de méthode rébarbatifs. Je travaillais sur une méthode pour enfants avec des dessins un peu partout, beaucoup de canards aux doigts palmés, en boucle trois ou quatre morceaux qui m'étaient suggérés, pour ne pas dire imposés, et qui ne dépassaient pas en longueur la demie page A4. Ces exercices habilement conçus dissociaient petit à petit comme une programmation les deux mains du jeune apprenti que j'étais. Programmation-neuro-manuelle. C’était machiavélique. Je les jouais en y mettant toujours de nouvelles nuances, cherchant quelque chose de sincère à dire, suivant l’humeur et le temps qu’il faisait. Interprétation bordélique. Je n’apprenais pas les partitions, je les lisais en jouant pour ainsi, me disais-je, travailler mon solfège : la clé de Sol et la clé de Fa superposées, toujours les cinq lignes de chaque portée, et les interlignes forcément, toujours les silences les soupirs les reprises les codas, toujours les altérations, les croches demis croches croches pointées, le chiffrage des mesures, le tempo… tant de choses que je ne sus jamais vraiment respecter, mais que j'eus toujours sous les yeux, notamment le rythme que je massacrais ; tant de choses dont j’attendais tant, qu’un jour ça me saute aux yeux – comme nous sautent aux yeux les portraits, les premiers baisers, les gens et leurs manies, comme nous sautent aux yeux les à-prioris*, comme on voudrait qu’un jour nous sautent aux yeux les dieux, peu importe lesquels avouez-le, comme on voudrait que nous saute au cou l'âme sœur – pour apprendre un jour à correctement jouer un morceau complexe dès le premier déchiffrage de sa partition.
Elle était franche, et ironique comme je l’aurais été moi aussi si j’avais su m’assumer. Nous partagions me semblait-il la même intelligence. Elle passait chez sa grand-mère et nous ne discutions pas. Elle n'existait nulle part ailleurs, ni dans le quartier ni dans le potager ni dans les gravillons, ni même dans le coin, elle ne débarquait que lorsque je jouais... suspicieux. D’autant qu’elle était trop proche de sa grand-mère pour une enfant, à mon goût. Je n’y croyais pas, voilà tout. Le fantôme selon moi jouait l’entremetteur, l’alchimiste même peut-être, et je résistais à la sorcellerie. Tant bien que mal.
Plusieurs fois nous priment le goûter tous les trois, table ronde sur nappe en toile cirée qui brille, j’y parlais surtout de piano, de telle difficulté ou de tel plaisir ressenti dans tel morceau, à tel passage, et je ne regardais Marie en sentant mes tripes se liquéfier que lorsqu’elle ne me regardait pas, c’est-à-dire tout le temps. J’aurais pu pleurer sur mes BN©, les tremper dans mes larmes comme la vieille trempait son camembert dans son café, j’aurais voulu me noyer dans mon Banania©. Marie souriait naturellement parce qu’elle n’avait pas le temps d’être triste, c’était une vive, du genre qui vous glisse entre les doigts et sous les yeux. Qui fait patiner les griffes. Un visage ovale plutôt fin du menton, mate à l’air mutin, et un peu garçon, le tout relevé d’une simple queue de cheval lisse et noir sur chouchou blanc, comme les vikings, sportive jeune et féminine, rieuse, épanouie à dix ans, crinière comme un fuselage pas trop serré qui crève le cœur. Petit cœur malgré tout elle aussi, qui bat sous le T-shirt uni, couleur arc-en-ciel, Bifrost, et petit genou qui plie sous le legging. Elle m’arrachait le cœur à chaque regard perdu, j’étais occis, rares regards comme des crash-tests, assez rares qui me laissaient le temps ensuite de revenir à la vie, le temps qu’il faut pour sortir la tête du chocolat chaud, pour s’essuyer d’un coup de manche un petit peu le bout du nez qui a trempé, puis pour chercher un nouveau regard… l’amour est un Valhalla.
Créée
le 12 juil. 2018
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