La vie d'un jeune apprenti dans le Bordeaux du Front Populaire
Se fondant sur les souvenirs de son père Jacques, Bruno Loth restitue l'atmosphère ouvrière de la vie de jeunes apprentis dans une entreprise de chantiers navals de Bordeaux, entre 1930 et 1940.
La mise en contexte historique ne brille pas par une grande originalité : le Front Populaire, la Guerre d'Espagne, toute une époque surexploitée par la littérature et le cinéma, est ici présentée sous un angle assez conventionnel, qui, à la limite, fait un peu "leçon récitée" (pages 26 à 31).
Infiniment plus intéressant est le soin avec lequel Bruno Loth a reconstitué les décors, les objets, les conversations, et la région.
La région d'abord, une région à laquelle je suis personnellement attaché : Bordeaux et ses environs. Première image : belle vue sur la courbe de la Garonne, du sommet de la cathédrale Saint-André, retrouvée page 34; balade de Noël dans la région de Beychac-Caillau et de Montussan (pages 73 à 76).
La vie ouvrière est décrite avec une louable précision : l'enchaînement des chevrons coiffant les ateliers (page 5), les rapports paternalistes (moins formalisés qu'aujourd'hui) entre patron et ouvrier (page 6), la tradition de la casquette vissée sur la tête, même à l'abri d'un bâtiment et en plein travail (page 8), le pinard comme dérivatif populaire (page 9), les techniques de construction navale (atelier de traçage, vilebrequin page 8, risques pris sur les chantiers de montage pages 65 à 71, 78 à 81), les expressions codées ou jargonnantes introduites dans les relations au sein de l'entreprise (pages 13, 20), les relations rudes entre ouvriers (page 14-15, 21 à 23), la tension entre "manuels" et "cadres" (Pages 46 à 53).
L'atmosphère d'une époque révolue, où la France avait encore une industrie, et où la vie de chacun se déroulait dans une aire géographique beaucoup plus restreinte que de nos jours : les grands navires coiffés d'énormes cheminées bicolores (pages 7 et 81), le vélo comme support d'autonomie personnelle (pages 12, 17), le tramway (page 18), l'étroitesse des logis (page 24), la vogue des postes à galène (page 24), les premières Auberges de Jeunesse, plus militantes et moins commerciales qu'aujourd'hui, occasion pour les jeunes de faire des balades à pied dans la nature (encore) proche (pages 35 à 39), la distanciation sociale qui préside aux relations entre sexes différents (pages 40 à 43), les grands maillots féminins une pièce (page 42) et les slips kangourous (page 40), "Pierrot , le Journal des Jeunes" (page 49), l'initiation à la sexualité passant par le bordel local (pages 50, 54 à 60), la platitude des conversations juvéniles ânonnant des idées toutes faites empruntées un peu partout (page 75).
Le récit lui-même ? L'histoire d'un jeune plein de bonne volonté, assez personnalisé pour renoncer à des études intellectuelles pour lesquelles il était peut-être fait, s'adaptant comme il peut à un travail et à des collègues pas toujours marrants, et cultivant un jardin secret artistique. Les filles l'effraient un peu, et leur poids dans l'histoire est ténu. Le récit est une succession de séquences assez bien délimitées et cohérentes, sans aucun abus des imbrications savantes qui ne mèneraient pas ici à grand chose.
Gros travail documentaire, ligne claire lisible en semi-couleurs où dominent les grisés. Fort intéressant au total.