Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il regroupe les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2015/2016, écrits par Jason Aaron, dessinés et encrés par R.M. Guéra, avec une mise en couleurs réalisée par Giulia Brusco. Il contient également les couvertures originales de Guéra, ainsi que les couvertures variantes de Jock, Jason Latour, Esad Ribic, Skottie Young, Chris Brunner, et 6 pages d'étude graphique.


Et l'Éternel vit que la méchanceté de l'homme était grande sur la terre, et que toute l'imagination des pensées de son cœur n'était que méchanceté en tout temps. Et l'Éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et il s'en affligea dans son cœur. Genèse 6 - 5 & 6. Quelque part à l'extrémité d'un désert, 1.600 ans après l'expulsion d'Éden, un jeune garçon est en train de se soulager, depuis le sommet d'un gros bloc de pierre, dans la mare un mètre et demi plus bas. Il ressent une petite frayeur et lâche un juron, en voyant un homme blond atteint par l'urine, se relever. Il ne comprend pas parce que l'individu est resté avec le visage dans la terre pendant toute a journée, et il devrait être mort. L'homme demande au garçon comment se nomme l'endroit où ils se trouvent : l'enfant répond qu'il ne porte pas de nom, c'est juste la fosse d'aisance. Avant c'était un point pour boire, mais depuis que tout le monde fait ses besoins dedans et qu'il y a des cadavres d'animaux, plus personne ne l'utilise pour étancher sa soif. Caïn ne se souvient que d'avoir été saoul, et il a oublié tout le reste. Le garçon lui raconte la suite : il est arrivé au campement en disant qu'il voulait acheter du feu, et les gens n'ont pas aimé sa dégaine. Ils trouvaient louche que l'individu n'ait aucune cicatrice. Du coup, le gang des garçons de l'os l'a égorgé et ils ont jeté son cadavre dans la mare. L'homme a pris un morceau de haillon sur un cadavre pendu et il s'en sert pour se nettoyer de la boue. Il explique au garçon qu'il va rentrer dans le campement et que Lodo ferait mieux de s'en tenir écarté tant que les cris n'auront pas cessé.


Toujours nu comme un ver, Caïn avance d'un bon pas et parvient dans le campement fait de tentes de fortunes, avec une dizaine de chiens en train de dévorer une carcasse. Il veut absolument savoir s'il y a un nephilim dans le camp. Les hommes se tiennent autour de l'énorme feu où se trouve la carcasse d'un grand animal quasiment entièrement dépecée, toute la chair ayant été mangée. Ils se marrent parce que l'un d'eux a bu le liquide de l'étranger, et est tombé dans le feu, complètement ivre, et s'est brulé le bras. L'un d'eux en train de mordre de bon cœur dans un gros morceau de viande juteuse reçoit un violent coup de pied sur le crâne. Il se relève immédiatement et poignarde le torse de son assaillant à plusieurs reprises : Caïn semble n'avoir rien senti. Il prend le poignard de la main de son assaillant et lui enfonce dans la bouche ouverte, d'un coup puissant qui ressort par l'arrière du crâne. Ayant ainsi capté l'attention de tous les hommes, il demande où se trouvent ses affaires. Il n'en faut pas plus pour qu'ils se jettent sur lui pour le massacrer.


La Bible est une source incroyable de mythologie, mais rares sont les auteurs qui osent s'y risquer, parce que les retours des groupes religieux peuvent être virulents et néfastes pour une carrière, et parce qu'il faut disposer d'une bonne culture en la matière pour éviter de rester en surface. Du coup, aux États-Unis, les éditeurs de comics ont tendance à se tenir à l'écart de tout ce qui peut s'apparenter à une interprétation personnelle des saintes Écritures, ou même de la mise en scène d'un personnage biblique de premier plan, comme Rick Veitch en fit les frais sur la série Swamp Thing de DC Comics, ou Mark Russell sur sa série Second Coming, créée avec Richard Pace & Leonard Kirk. Il vaut mieux avoir une notoriété déjà assise à l'extérieur des comics pour espérer y parvenir. D'un autre côté, les auteurs américains ont souvent une connaissance plus imagée des Écritures et savent les manier avec une forme de truculence très particulière. Par exemple, la série Testament (2005-2008, 22 épisodes) par Douglas Rushkoff, Liam Sharp, Peter Gross, Dean Ormston, Gary Erskine proposait une mise en perspective de plusieurs épisodes célèbres de la Bible au regard d'une technologie d'anticipation pour un résultat remarquable. Le lecteur constate tout de suite que le scénariste sait mettre à profit les Écritures pour une lecture très personnelle : en exergue de chaque épisode, il place une citation de la Genèse ou du Livre de Job, évoquant la colère de l'Éternel et le jugement qu'il passe sur les hommes. Il fait le lien avec le titre de la série : les damnés. Le lecteur comprend que le point de vue qui sous-tend ce récit est que la race humaine jugée coupable par son propre créateur.


Il est fort probable que le lecteur ait été alléché par la perspective de retrouver le duo de créateurs de l'extraordinaire série Scalped , 60 épisodes parus de 2007 à 2012. Il remarque tout de suite que l'artiste se concentre beaucoup plus sur les personnages que sur les décors, ceux-ci étant majoritairement réduits à de la boue, de la roche, de la terre desséchée, et quelques végétaux assez rares et plutôt souffreteux. De temps en temps apparaissent d'autres éléments comme des tentes, des cages, une charrette, des animaux fantastiques. Giulia Brusco effectue un excellent travail de mis en couleurs pour habiller tout ça, établir des ambiances par séquence. Le lecteur veut bien accepter que 1.600 ans après Éden, la communauté d'êtres humains mise en scène évolue dans une zone désertique, mais il faut quand bien qu'ils trouvent de quoi manger de temps à autre. Il peut aussi choisir d'y voir plus un environnement de conte qu'une description factuelle d'une réalité.


Caïn erre donc sur Terre à la recherche d'un individu qui parviendra à lever la malédiction qui pèse sur lui, après qu'il eut commis l'impensable, le premier meurtre de l'humanité, devenant en plus fratricide. La nature même de sa quête le mène à se confronter à des individus usant de violence, dont la communauté fonctionne sur le mode de la violence. L'artiste se fait donc un malin plaisir d'opposer le corps parfait de Caïn et la blondeur de ses cheveux à des hommes sales et rustres, à la peau burinée et marquée par les cicatrices, à la chevelure hirsute, aux expressions de visage veules et agressives. Il n'y a que le seul personnage féminin du récit qui présente une allure moins repoussante. Même les enfants sont animés par une rage inextinguible, reproduisant l'attitude de leurs ainés. Le lecteur ne doit donc pas s'attendre à pouvoir s'identifier à un personnage positif dans ce récit : les êtres humains sont d'une agressivité permanente, avec une bonne dose d'avidité, et le personnage principal ne souhaite qu'une chose : mourir et laisser cette humanité répugnante s'autodétruire sans lui. À nouveau, cette vision de la race humaine passe mieux si le lecteur se place d'ans l'optique d'un conte, plutôt que d'une reconstitution historique. Ce choix de mode de lecture se trouve également justifié par le bestiaire du récit, qui comprend un ou deux animaux dont la présence semble décalée, ainsi qu'un véritable géant (un nephilim).


Le lecteur s'immerge donc dans un environnement peu accueillant, côtoie des individus qu'il espère bien de jamais devoir croiser dans la réalité, et finit par s'attacher au pas de Caïn, non pas par sympathie, mais parce que c'est l'individu le plus évolué dans cette bande de néanderthaliens bas du front, durs de la comprenette, où quelques individus un peu plus intelligents, mais encore moins recommandables les exploitent et les manipulent. À la recherche d'un moyen pour mourir, d'un individu assez brutal pour le tuer définitivement, Caïn n'a d’autres choix que de se mêler aux populaces. Son apparence caucasienne tranche par rapport à celle des autres êtres humains, un choix caustique pour le faire ressortir et montrer qu'il n'appartient au même peuple. Non seulement il trucide ses opposants sans une trace de cas de conscience, sans une once de remords, mais en plus il tient des propos d'un cynisme à toute épreuve. D'ailleurs le lecteur remarque que toutes ces petites communautés se comprennent sans aucune barrière de langage. Il commence par mettre ça sur la forme du conte, puis il se souvient que la Tour de Babel n'a pas encore été détruite par un Éternel susceptible et de mauvaise humeur. Il se rend également compte que ces histores de bagarre et d'éventreurs sont des histoires d'hommes, et qu'il n'y a qu'une seule femme dans le récit. Dans le même temps, il est emporté par la force de la mise en scène des pires comportements de l'humanité, tout en remerciant le ciel que l'humanité ne dispose pas à ce moment de son histoire, d'armes automatiques, ni d'armes de destruction massive.


Il n'y a pas à hésiter un seul instant : un comics par Jason Aaron & R.M. Guéra, c'est forcément bon et au-dessus du tout-venant de la production, même s'ils sont en petite forme. De prime abord, le lecteur est pris à la gorge par l'âpreté des dessins, par la violence omniprésente, par le discours fataliste. Trop tard, il a déjà été happé dans le récit. Il profite de la page noire entre chaque chapitre pour reprendre un instant son souffle et constater à quel point les auteurs ont su s'approprier cette phase-là de la mythologie biblique pour mettre en scène le pire de la sauvagerie de l'humanité, avec un personnage principal aussi antipathique que ses opposants, proposant une interprétation sélective des Écritures, personnelle et qui fait sens, parlant tout simplement de la nature humaine avec une franchise brutale.

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le 13 juil. 2021

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