Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre qui ne nécessite qu'une connaissance superficielle du personnage pour pouvoir être appréciée. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement publiés en 2018/2019, écrits par Scott Peterson, dessinés et encrés par Kelley Jones, mis en couleurs par Michelle Madsen. Il se termine avec la couverture variante de Bill Sienkiewicz, et 7 pages d'étude graphique.
Quelque part dans un entrepôt de Gotham, Joker est en train de terroriser un otage. Batman arrive juste après qu'il l'ait blessé avec un couteau. Il fonce dans le tas et assomme tous les hommes de main, l'un après l'autre. Il constate que la blessure de l'otage est bénigne et il finit par neutraliser Joker. Il le ligote et le met sur le siège passager de la Batmobile pour le ramener à l'asile d'Arkham. Joker se lance dans un monologue sur le sérieux sombre de Batman, sur la profondeur de ses ruminations, alors que lui est un être de surface. Batman libère un gaz soporifique dans l'habitacle pour le faire taire, après avoir mis un masque respiratoire. Arrivé à Arkham, Batman demande à Joker pour quelle raison il avait pris un otage dans un entrepôt désaffecté, mais il n'obtient que des réponses insensées. Ils sont accueillis par une docteure qui accuse Batman d'alimenter sciemment et d'entretenir l'obsession que les détenus éprouvent envers lui. L'alarme retentit et Batman s'élance dans les corridors. Il se retrouve vite face à Joker, Killer Croc, Riddler, Mister Freeze, Poison Ivy, Bane, Two-Face et Penguin, échappés de leur cellule. Il éteint la lumière et se lance dans la mêlée.
Après un affrontement violent, Batman réussit à neutraliser ces 8 adversaires. À nouveau, il est pris à parti par la docteure qui lui indique qu'il ne les a pas stoppés, mais qu'il les a frappés jusqu'à ce qu'ils se soumettent. Cela ne fait que valider leurs méthodes. Leur discussion est interrompue par un interne qui indique qu'un supercriminel a réussi à s'échapper : Scarecrow. Alors que Batman s'apprête à monter dans sa Batmobile pour se mettre à la recherche du fuyard, celui-ci lui tombe littéralement sur le dos et lui injecte sa toxine d'effroi.
Scott Peterson a concocté une longue soirée pour Batman, s'enfonçant tard dans la nuit. Le récit suit un schéma très classique pour ce superhéros : Scarecrow s'est échappé d'Arkham et Batman doit faire face à des hallucinations qui vont et qui viennent, ayant conscience qu'il s'agit d'hallucinations, mais quand même soumis à leur force émotionnelle. Ce qui change de d'habitude, c'est que Scarecrow ne le lâche d'une semelle : il le suit partout et déroule une rhétorique chargée d'insinuations sur un traumatisme originel qui a poussé Batman à revêtir un tel costume, sur un manque d'amour parental, sur le caractère dérisoire et futile de ses sauvetages de civils un par un, sur ce qu'il aurait pu faire s'il avait déployé la même énergie pour des causes plus constructives, sur la vie qu'auraient pu mener ses principaux ennemis s'ils n'avaient pas été obsédés par combattre Batman, par se mesurer à un symbole. Ainsi le scénariste visite tous les jugements de valeur négatifs traditionnels sur Batman : un remède pire que le mal, un pôle d'attraction pour les individus détraqués, un générateur de vocations criminelles dont les méthodes ne résolvent rien. Toutes les convictions de Batman sont sapées une à une et les événements montrent le bienfondé du raisonnement de Scarecrow. L'accumulation finit par semer le doute même dans l'esprit du lecteur qui pourtant voit clair dans le jeu de Scarecrow qui est partie prenante.
À la vérité, le lecteur n'est pas forcément venu chercher une histoire de Batman qui sorte de l'ordinaire. Il est surtout venu pour la narration visuelle de Kelley Jones, émule de Bernie Wrightson et entretenant une longue histoire avec le personnage. Il a collaboré à moult reprises avec Doug Moench pour raconter des histoires de Batman : Batman by Doug Moench & Kelley Jones,Elseworlds: Batman Vol. 2 (Batman Vampire, avec Doug Moench), Batman: Haunted Gotham (2000, Avec Doug Moench), Batman: Gotham After Midnight (2008/2009, avec Doug Moench), Batman: Unseen (2009/2010, avec Doug Moench). Le lecteur a également pu apprécier toute sa science du gothique dans Deadman by Kelley Jones: The Complete Collection (écrit par Mike Baron). De prime abord, il est un peu déçu par le choix de la qualité du papier. L'éditeur DC Comics a publié ce recueil sur un papier mat qui a tendance à diminuer l'intensité des couleurs de Michelle Madsen qui utilise souvent un contraste entre des couleurs sombres et des couleurs vives. Les pages perdent ainsi une partie de leur éclat, de leur intensité.
Dès les premières pages, le lecteur constate que Kelley Jones est en très grande forme et qu'il a eu (pris ?) le temps de soigner ses pages. Son encrage est moins sec et grossier que d'habitude, les déformations morphologiques sont moins systématiques que d'habitude, ses aplats de noir sont plus mesurés, avec des contours plus peaufinés. Du coup, le lecteur venu pour le gothique est à la fête. Kelley Jones est moins dans l'hommage qu'il n'a pu l'être, et quand il le fait, c'est somptueux, reprenant l'esprit des dessins de Bernie Wrightson, avec une partie de leur finesse, tout en conservant sa patte propre. Batman reste une créature de la nuit, avec un gris sombre pour son costume de longues oreilles sur sa cagoule, la marque que cette interprétation intègre des éléments expressionnistes, plus que réalistes. Effectivement, de temps à autre, la morphologie de Batman s'éloigne de l'anatomie, avec par exemple des biceps plus épais que la tête, ou des cuisses plus épaisses que la taille. De temps à autre, la longueur de la cape devient symbolique ou esthétique, sans relation avec une question de praticité, ou avec sa longueur dans la page précédente. De même les plis du tissu son là pour montrer la crispation douloureuse de l'individu qui porte le costume, et pas pour rendre compte de la texture, de l'élasticité ou de la tension musculaire.
De la même manière, il ne faut pas chercher le réalisme dans les décors. Les caisses disposées au hasard dans l'entrepôt sont juste là pour meubler les fonds de case, et ne reflète par une activité de cariste dans une vraie entreprise. Les témoins lumineux dans l'habitacle de la Batmobile sont disposés en fonction d'un schéma esthétique, et certainement d'une volonté de fonctionnalité. Les couloirs d'Arkham sont conçus pour constituer un décor gothique, sans souci de plausibilité ou de cohérence architecturale. Très régulièrement, l'artiste privilégie les personnages, pouvant ne représenter aucun décor en fond de case pendant une à quatre pages. Dès la première case, le lecteur est conquis : un gros plan sur un œil regardant au travers d'un trou dans une planche avec des échardes : effet grand guignol réussi. En page 2, le visage distordu de Joker est grotesque à souhait : une expression exagérée, déformée, rendant compte de sa folie intérieure. En page 6, Kelley Jones accole une vingtaine de cases comme pour un collage pour rendre compte de la soudaineté des coups portés par Batman. Tout du long du récit, le lecteur se régale de ces prises de liberté graphiques, de ces licences visuelles pour faire ressortir le ressenti des individus, la force intérieure qui les habite. Batman est massif, rapide et ténébreux. Scarecrow est bizarre, inquiétant. Le milieu urbain est déformé : sombres ruelles, murs de brique, avenues vides. La ville devient une extension de la psyché des personnages. Très régulièrement, le lecteur découvre une image saisissante et inoubliable : Batman s'élançant depuis les toits de Gotham, un immeuble anthropoïde, une petite fille incarnant la fragilité, Batman tombant dans les tréfonds des abysses de la Batcave, Batman hurlant à plein poumon sur Scarecrow, etc.
Pour ce qui est du gothique, le lecteur est servi au-delà de ses attentes, par Kelley Jones en très grande forme, usant à bon escient de ses tics graphiques, maîtrisant les déformations et les exagérations qu'il met en œuvre. Scott Peterson intègre tous les éléments classiques à charge contre Batman, les passant en revue, sans oublier de faire la part belle aux dessins, pour que Kelley Jones ait toute latitude pour s'exprimer. Le lecteur se laisse emporter par cette ambiance très particulière, par ce Gotham de pacotille, mais pas de carton-pâte, par cette interprétation personnelle du Chevalier Noir. Le dernier épisode permet bien évidemment de voir Batman reprendre le dessus et rétablir l'ordre normal des choses, mais pas seulement… Batman doit encore se confronter à une docteure d'Arkham, à James Gordon et à Alfred Pennyworth. Le scénariste dénoue le paradoxe de l'existence de Batman en la ramenant à d'autres considérations sur le personnage. Il ne devient pas un exemple sans reproche, la méthode d'action violente ne résolvant pas tout, mais il ne peut pas non plus être réduit à ça. Ce n'est pas une grande révélation sur la nature du personnage, mais c'est une observation bienvenue et pertinente. 8 étoiles pour un lecteur de passage uniquement intéressé par une aventure du personnage. 10 étoiles pour un lecteur venu chercher de superbes planches de Kelley Jones.