En 1984, alors qu'il vient de redonner vie à un Daredevil moribond au cours d'un excellent run chez Marvel, Frank Miller travaille déjà le script de ce qui deviendra le diptyque The Dark Knight Returns / Batman: Year One.
TDKR n'est pas une œuvre graphique au sens premier du terme. Miller est à l'écriture et au dessin (aidé par Lynn Varley, son épouse, pour la colorisation et Klaus Janson son acolyte sur Daredevil à l'encrage), un dessin qui n'impressionne pas au premier abord et qui semble pollué par ces innombrables cases évoquant le petit écran et son incessant verbiage. En réalité, ce fil rouge vient bousculer la trame narrative comme une télé qu'on aurait laissé allumée, avec des fulgurances, des débats chocs, des clashes, des flash news impromptues, et du bavardage, beaucoup de bavardage, vide de sens, comme les apparitions à l'écran d'un président Reagan totalement déconnecté de la réalité et quelque peu tragicomique. La télé comme une pollution intellectuelle. Dans cette société reaganienne les médias sont omniprésents, trop, à en devenir gênants, comme lorsque les hélicoptères de Channel 2 se retrouvent au cœur de l'action et perturbent l'action de la police.
Malgré ce côté brouillon et des personnages taillés au burin dans un style propre à Miller, l'album réserve quelques belles pages. Mais la véritable valeur se trouve dans le fond plus que dans la forme. Batman qui a déjà plus de quarante ans de carrière derrière lui en 1986, souffre alors d'un déficit d'image propre à l'industrie du comics de l'époque, une image assez ringarde que n'a pas arrangée le succès de la série télévisée (1966-1968 pour la première diffusion sur ABC) avec un Adam West dans un costume ridicule et des blagues enfantines. Les comics de l'âge d'argent (1960's) et de l'âge de bronze (1970's) sont gentillets mais ne collent plus avec l'esprit punk et post-moderne des eighties. L'industrie est en panne, il ne reste plus que quatre maisons d'édition aux Etats-Unis et DC a bien failli disparaître aussi. Miller qui vient de redynamiser Daredevil chez la concurrence et produire un superbe Ronin chez DC est chargé de revitaliser le titre principal de la maison : Batman. Pour cela il développera un Batman sombre, qui sort péniblement de sa retraite pour remettre de l'ordre dans une ville de Gotham livrée aux bandes et sous la menace nucléaire soviétique. Une claque qui rencontre son apogée dans le Livre 4, avec Gotham plongée dans le blackout post-nucléaire puis Batman foutant une avoinée mémorable à Superman ! Décidément une page des comics s'est tournée.
Mais on ne peut pas attribuer à Miller seul le mérite d'avoir mis un terme à l'âge de bronze des comics. John Byrne a redonné vie à Superman sur la même période (1986-1987), Alan Moore a redéfini le mythe du superhéros dans Watchmen (1986-1987) et surtout DC y a indirectement mais grandement contribué avec son crossover Crisis on Infinite Earths (avril 1985 - mars 1986) qui avait développé un multivers tellement compliqué qu'une remise des choses à plat était devenue nécessaire. En revanche Miller a créé un personnage sombre, plus mature, avec une dimension psychologique plus poussée et un environnement sociétal et politique réaliste, qui redéfinira tous les canons. Il y a eu un avant The Dark Knight Returns, et ce Batman est définitivement enterré avec l'œuvre de Miller (TDKR / Year One). Si TDKR est l'Oméga d'un superhéros post-moderne, Year One en est l'Alpha et le standard pour les décennies à venir.
[lu une première fois dans l'édition Titan Books de 2002, une deuxième fois dans l'édition 30th Anniversary de 2016]