S’il est un phénomène immuable dans l’univers Batman, c’est bien celui-là : les douleurs intérieures nous transforment en profondeur, parfois jusqu’à occasionner une dualité dont les masques, costumes et maquillages se disputent l’incarnation. Trois Jokers le rappelle dès son ouverture : si le Chevalier noir porte sur son corps les stigmates de ses luttes passées (contre le Joker, le Pingouin, Catwoman ou l’Épouvantail), sa blessure la plus douloureuse est invisible et remonte à son enfance. Il s’agit bien entendu du meurtre de ses parents, perpétré par Joe Chill, un criminel sans envergure ne tolérant pas la réussite des autres. En introduisant un Batman gravement blessé percutant la tombe de ses parents, Geoff Johns et Jason Fabok opèrent un lien évident : d’un traumatisme fondateur, familial et psychologique, naissent les meurtrissures physiques d’un homme dont l’alter ego super-héroïque s’apparente autant à un palliatif qu’à un apôtre de la justice.


De douleurs intérieures, il sera également question à l’endroit de Red Hood, dont les liens filiaux avec Batman ont souffert d’un sentiment d’abandon, de Batgirl, transformée par une tentative de meurtre, et, naturellement, des trois Jokers, puisant leur comportement destructeur dans leurs échecs passés. Sombre, très découpé, Trois Jokers met en scène une coalition cherchant à façonner le parfait Joker, mais surtout à se venger de Batman. Le Criminel, le Clown et le Comique exécutent ce qu’il reste du clan Moxon, s’en prennent en direct au comédien Kelani Apaka (qui interprète « Fatman »), puis sèment les cadavres dans l’usine Ace Chemical. La concomitance de ces événements plonge les forces de l’ordre et Batman dans le désarroi : qui est le vrai Joker parmi tous ceux qui se sont exhibés cette nuit ? Faut-il prendre acte du fait qu’il en existerait plusieurs ? Ces interrogations vont sous-tendre l’action et donner lieu à une exploration psychologique des différents protagonistes. Cette dernière sera d’ailleurs annoncée par une allusion à un psychiatre arguant que les super-héros et les super-vilains s’avèrent « pratiquement indifférenciables » sur un plan psychique et comportemental.


En clercs, Geoff Johns et Jason Fabok construisent un récit doublement satisfaisant : bien rythmé, riche en rebondissements et en vignettes iconiques, il se distingue en sus par une caractérisation fine des différents protagonistes. Au cours d’un voyage commun, Jason/Red Hood assène ainsi à Batman cette phrase lourde de sens : « Dans toutes les Batmobiles, le siège passager est trop petit. Comme si tu ne voulais pas que quelqu’un s’y asseye… » Le propos est d’autant plus judicieux que les rapports qu’entretiennent les deux hommes, avec un Batman requalifié en figure paternelle de substitution, vont irriguer de bout en bout l’album. L’assassinat de l’un des Jokers par Red Hood sera quant à lui l’occasion d’éprouver la morale du Chevalier noir. Enfin, la conclusion attendue entre Bruce Wayne (à travers son alter ego capé) et Joe Chill semble indiquer que l’homme renoue avec lui-même et accepte enfin de mettre un linceul sur son passé. D’une beauté graphique remarquable, Trois Jokers revient sur des moments définitoires de l’univers Batman (dont les différentes naissances du Joker) et happe le lecteur grâce à un récit mené tambour battant. On ne s’en plaindra pas.


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Cultural_Mind
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le 15 oct. 2021

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