Ce tome est le premier d'une nouvelle série consacrée au personnage de Moon Knight ; il peut se lire avec une connaissance superficielle du personnage. Il comprend les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2016, écrits par Jeff Lemire, dessinés et encrés par Greg Smallwood, avec une mise en couleurs réalisées par Jordie Bellaire. James Stokoe a dessiné et encré 3 pages de l'épisode 5, Francesco Francavilla a également dessiné et encré 3 autres pages de cet épisode, et Wilfredo Torres 4 pages. Ce recueil comprend également les couvertures variantes réalisées par Ricardo López Ortiz, Julian Totitno Tedesco, Jeffrey Veregge, Marco Rudy et John Tyler Christopher.
Marc Spector porte un joli uniforme blanc, mais celui des internés dans un hôpital psychiatrique, pas sa tenue de superhéros. Pieds nus, il marche dans le sable, se dirigeant vers un temple égyptien. Il continue d'avancer dans les couloirs, jusqu'à se retrouver devant Konshu, le dieu de la Lune. En revêtant sa cagoule devant lui, il reçoit un flash mémoriel dans lequel il se voit en tant que Jake Lockley (conducteur de taxi) et en tant que Steven Grant (milliardaire) au bras de Marlene Alraune. Mais cette brusque remontée de souvenirs provoque sa reprise de conscience dans une cellule capitonnée, dans laquelle arrivent 2 infirmiers pas commodes, Billy & Bobby. Ils le maîtrisent en utilisant la force de manière brutale, et lui injecte un produit pour le calmer. Puis Marc Spector a droit à une séance d'électrochocs, tout ce qu'il y a de plus primaires.
Le lendemain, alors qu'il a repris conscience, il est autorisé à sortir de sa cellule et à se mêler aux autres pensionnaires. Il rencontre un individu aux cheveux gris, s'aidant d'une canne et se présentant à lui, sous le nom de Bertrand Crawley. Il est ensuite emmené dans le bureau de la docteure Emmet qui lui rappelle qu'il souffre de troubles dissociatifs de l'identité. Il n'a aucun souvenir de ces troubles et refuse d'accepte ce diagnostic. La nuit tombée, toujours sous l'impulsion des voix qu'il entend dans sa tête, il se confectionne un masque en drap blanc et s'enfuit jusqu'à accéder au toit. Il découvre qu'il se trouve dans un établissement situé à New York, et que les trottoirs du quartier disparaissent sous une couche de sable. Il y a une pyramide égyptienne dans le lointain et des hommes chats avec des ailes dans le ciel.
Le personnage de Moon Knight est apparu pour la première fois en 1975, créé par Doug Moench et Don Perlin. L'éditeur Marvel le remet régulièrement au goût du jour, souvent entre les mains de créateurs à la forte personnalité. La dernière série en date avait été initiée par Warren Ellis & Declan Shalvey dans le tome MOON KNIGHT ALL NEW MARVEL NOW T01. Puis Brian Wood suivi par Cullen Bunn lui avaient succédé au scénario. En découvrant ce tome, le lecteur comprend que Jeff Lemire a choisi l'approche qui consiste à aborder le personnage comme un malade mental.
Au bout de 2 séquences, le lecteur a donc compris que Jeff Lemire allait jouer avec lui en lui montrant des scènes qui peuvent être vraies ou pas, qui peuvent se dérouler dans la réalité du personnage, ou dans son esprit mal câblé, qui peuvent être prises comme argent comptant, ou qui peuvent être prises comme une métaphore, comme l'interprétation déformée faite par le cerveau de Marc Spector. C’est-à-dire que finalement chaque séquence contient des informations mais qui doivent être mises en question par le lecteur et interprétées par lui. Il est évident que lorsqu'il se tient devant le dieu égyptien Konshu, c'est une vue de l'esprit. Il n'est pas contre pas certain qu'il faille prendre au premier degré tout ce qui a l'air de se passer dans l'hôpital psychiatrique, l'esprit de Spector étant embrumé par les produits qu'on lui injecte de force, et les remarques de Konshu agissant sur son interprétation de ce qu'il perçoit. De ce point de vue, le scénariste sait raconter son récit en équilibre entre c'est réel / ce n'est pas réel, laissant le lecteur dans l'expectative, le poussant dans une lecture ludique et participative. Néanmoins Jeff Lemire sait également trouver le bon dosage pour que la lecture reste un divertissement, sans devenir pesante. En fait, il s'agit même d'une lecture assez rapide, environ un tiers de temps de moins que pour un récit de superhéros de la même pagination.
Le plaisir de lecture se trouve également dans les dessins de Greg Smallwood, déjà dessinateur des épisodes du tome 2 de la précédente série, MOON KNIGHT ALL NEW MARVEL NOW T02 écrits par Brian Wood. Dans un premier temps, le lecteur est également frappé par la complémentarité entre ses dessins et la mise en couleurs de Jordi Bellaire. La première page se passe donc dans un désert de sable de nuit, devant un temple. Le dessinateur ajoute des hachures parallèles sur toutes les surfaces pour indiquer la pénombre, et la coloriste réalise un superbe ciel étoilé, avec des teintes se fondant les unes dans les autres. Cette fusion entre dessins et couleurs confère une dimension onirique, appropriée pour la rencontre avec un dieu. Par contraste, la mise en couleurs pendant le temps de veille respecte les lignes de contours, avec des aplats de couleurs plus solides, et moins de variations de nuances, même s'il en subsiste pour donner un peu plus de volume aux surfaces détourées.
La deuxième caractéristique qui frappe le lecteur est l'importance du blanc. Greg Smallwood a pris le parti de ne pas tracer de bordures de case, du coup elles semblent comme posées sur le blanc du papier. Dès les pages 2 et 3, il n'occupe pas toute la surface de la page avec les cases, mais laisse des surfaces vierges d'importance variable en fonction des séquences. Sur la page 3 du premier épisode, il ne reste plus que les silhouettes de Marc Spector sur le blanc de la page. Tous les uniformes des infirmiers de l'hôpital psychiatrique sont d'un blanc immaculé, ainsi que ceux des patients internés. Parfois certaines cases en largeur sur une bande ne vont pas jusqu'aux marges, laissant à nouveau du blanc. Enfin, Smallwood utilise à peu près une fois par épisode une mise en page dans laquelle les cases sont placées les unes au-dessus des autres pour dessiner la forme d'un point d'exclamation, soulignant ainsi la violence de ce qui est montré, par exemple un traitement par électrochoc. Cette importance donnée au blanc insiste sur la fragilité de la réalité, car ce blanc peut aussi bien être assimilé à celui de l'uniforme de Moon Knight, qu'à celui d'un néant dans lequel rien n'existe, ou encore à un espace vierge de récit, celui de la page, comme si les personnages n'arrivaient pas à s'imposer dessus.
En fonction de la nature des séquences, Greg Smallwood modifie les modalités de traçage des traits de contour, plus crayonnés pour la dimension spirituelle, plus appuyés et plus solides pour l'hôpital psychiatrique. Dans les 2 cas, le lecteur découvre des images mémorables. Dans son uniforme blanc de malade, Marc Spector évolue dans des pièces montrant la forte personnalité architecturale du bâtiment, les murs ouvragés vieillis par le temps, sales dans la salle des électrochocs, avec des volumes de pièce importants, et des fenêtres aveuglées. Les personnages ont tous une personnalité graphique qui marque le lecteur, que ce soit ces 2 brutes de Billy & Bob, le maintien strict de la docteure Emmet non dénué d'une forme d'empathie sympathique, l'aspect décalé de Bertrand Crawley vraiment âgé, ou l'étrange sourire désabusé de Jean-Paul Duchamp. Dans la vision surnaturelle, le premier masque fait maison (en do it yourself) de Moon Knight produit son effet, ainsi que la vision de New York ensablée, les momies zombies, ou encore l'apparition imposante d'Anubis, la bouche de Sobek, etc.
Le principe d'un protagoniste souffrant de troubles dissociatifs de la personnalité se prête bien à voir la réalité de différentes manières et donc à l'intervention d'approches graphiques différentes, et même de dessinateurs différents. C'est le cas dans l'épisode 5 avec les dessins à la minutie obsessionnelle de James Stokoe (auteur complet de Godzilla: Half century war ou Orc Stain), avec l'approche pulp et pop de Francesco Francavilla (auteur de Black Beetle tome 1) ou encore l'approche propre et élégante de Wilfredo Torres. La succession des dessinateurs est un peu rapide, mais l'effet de changement de personnalité fonctionne à plein.
Le lecteur se prend effectivement au jeu d'essayer de démêler les différents points de vue pour savoir ce qui se passe. Jeff Lemire fait preuve d'une bonne connaissance du personnage. Il reprend la nouvelle apparence de Moon Knight en costume chic, imaginée par Warren Ellis & Declan Shalvey, sans oublier celle initiale créée par Doug Moench & Don Perlin. Il incorpore les principaux personnages secondaires : Jean-Paul DuChamp (il ne dispose que de peu de cases pour exister), Marlene Alraune (pareil, peu développée dans ce tome), Bertrand Crawley dont Lemire utilise bien la caractéristique sociale particulière du personnage pour le placer comme passeur. Le scénariste réussit à concilier plusieurs versions du personnage, de l'élu de Konshu à la possibilité de l'existence d'un virus extraterrestre, avec comme enjeu de sortir de cet hôpital psychiatrique, d'enrayer l'invasion de Seth, de réintégrer les différentes facettes de la personnalité de Marc Spector. Néanmoins au fil des épisodes, il subsiste l'impression tenace que le récit est construit sur une fuite en avant dont l'intérêt réside plus dans la succession de scènes improbables, que dans la progression vers une forme de résolution.
Ce premier tome de la série Moon Knight estampillée 2016 se démarque de l'ordinaire des superhéros, tout en respectant les affrontements physiques, le costume avec masque et les adversaires colorés. Greg Smallwood réalise des mises en pages originales rendant compte des troubles dissociatifs de la personnalité du personnage principal, sans pour autant devenir trop chaotique. Jeff Lemire réussit à construire un récit comprenant de multiples facettes de l'historique du personnage, tout en restant digeste et intelligible, pour une lecture ludique et divertissante. Toutefois le lecteur reste sur une petite impression de trop peu comme s'il manquait un objectif consistant au récit, et que tout repose sur le divertissement du voyage.