Black Butler
6.2
Black Butler

Manga de Yana Toboso (2006)

Pour accrocher le lectorat assez tôt, le premier chapitre est crucial. Dans un manga comme pour toute autre chose, la première impression se doit d'être la bonne. Oui, s'il y a une chance à ne pas manquer, c'est celle-ci. Loupé pour Kuroshitsuji.
Loupé, tant et si bien que pour la première fois, je n'avais pas le sentiment de lire l'introduction d'une intrigue à suivre, simplement d'observer - atterré - le fantasme décousu d'une écolière japonaise ; un jeu de poupées et de dînette à l'échelle humaine. Mignon ? À en choper le diabète. Du strasse ? Quelle bonne idée dans un Shônen. Le lieu ? L'époque ? Mais la Grande-Bretagne durant le règne de Victoria, enfin ! À croire que pour ces demoiselles d'extrême Orient, l'histoire de l'Europe s'est limitée à ce territoire et sur ce temps donné uniquement. Et de l'Angleterre victorienne, on n'en retiendra que la noblesse et facéties affiliées. Car comme chacun le sait, en Europe, durant le dix-neuvième siècle, tout était beau, scintillant et baignait dans l'opulence.
Faire lire Zola aux collégiennes japonaises serait décidément un service à leur rendre...


Plus que dans aucun autre Shônen ou même Shôjo (que je ne m'inflige que très rarement), le jeunisme et la beauté des corps ne m'ont jamais autant dépité qu'au cours de cette lecture. La laideur est un concept insaisissable qui ne trouve pas ses accès dans Kuroshitsuji. Tout le monde il est beau mais - et fort heureusement - tout le monde il est pas gentil.
Une première impression ratée dans les règles de l'art. Aucun personnage n'est vraiment présenté avant le chapitre quatre et il en va de même pour l'origine du fil conducteur de l'intrigue. Un fantasme sur planches encrées durant trois chapitres, voilà à quoi on a droit. Ni poneys ni licornes - on sait encore se tenir - mais la patte Shôjo est chargée. Avant même de me renseigner sur l'auteur, je su d'emblée qu'il s'agissait d'une femme (bien que la seule photo d'elle disponible laisse suggérer le contraire). Allons donc Yana Toboso, tu veux percer dans le Shônen avec du Baroque mâtiné de rococo guimauve ? En voilà une idée.
Une idée qui a fait florès pourtant.


Le début de la décennie 2010 aura été sienne avant l'arrivée tonitruante de Shingeki no Kyojin (ou plutôt de son adaptation animée). Et à l'internationale avec ça. Trois chapitres dans la musette et j'en étais à me demander comment on pouvait être assez indigent pour accorder tant de crédit à ce qui se présentait sous toutes les coutures comme une fanfiction au rabais concrétisée auprès d'une maison d'édition. Les dessins étaient initialement dépourvus d'une patte graphique spécifique ; cette dernière ne saurait toutefois tarder à poindre, l'apparence des personnages, leurs attitudes et surtout les multiples gags yaoi de mauvais goût (rappelons que le personnage principal a treize ans) destinaient immanquablement l'œuvre à un public féminin. Pourquoi diable le Shônen en ce cas ? Pour s'imposer comme l'anté-Hokutô no Ken et présenter un envers à la bourrinade des nekketsus surreprésentés dans le genre ? On peut faire ça sans mettre des froufrous.


Que serait une mauvaise fanfiction (pardonnez le pléonasme) sans un personnage absolument parfait et invulnérable ? Mesdames et messieurs, laissez-moi vous présenter Sebastian. C'est un démon à forme humaine qui n'a au-cun défaut. Il peut TOUT faire. Et il fera d'ailleurs tout, histoire de nous le démontrer. Cuisine, jardinage, couture, assassinats, sorbets... la liste est longue. Elle n'en finit pas. Puisqu'il nous faut attendre un certain nombre de chapitres avant de comprendre qui est qui et ce qui les lie les uns aux autres suite à la pire entrée en matière que j'ai pu lire dans un Shônen, nous apprendrons à terme, avec un peu de patience, que Sebastian est un démon invoqué par Ciel, le personnage principal, lui ayant juré son âme en échange de son assistance pour venger la mort de ses parents. Car de toutes les âmes susceptibles de maudire Dieu en cette charmante période de révolution industrielle, le démon s'est entiché du plus riche. Même un pacte avec le diable n'est pas à portée des manants, c'est dire.
Sebastian se présentera au reste de l'humanité comme le majordome de la maison Phantomhive. Personne ne cherchera à connaître ses origines ou quoi que ce soit l'entourant (ni même à comprendre comment il a pu revenir à la vie suite à une «ruse» de sa part). Après tout, je n'ai rien à redire après ça. Si la noblesse et la bourgeoisie de l'époque ne se souciaient pas du sort des enfants dans les mines, pourquoi s'intéresseraient-ils à un connard de loufiat chargé de servir le thé ?
Mais je m'égare.


Qui dit personnage parfait suppose une absence totale d'adversité. Et ça ne manque pas. Les combats ne seront pas légion et c'est heureux. Ils sont inintéressants, sans réelle originalité ou vigueur mais ont le mérite de ne pas durer longtemps. Le sel de l'intrigue étant constitué de diverses enquêtes que Ciel mènera pour le compte de la reine Victoria, assisté de Sebastian le magnifique qui se chargera de tout le travail pour lui. Femme charmante que cette reine Victoria, d'ailleurs qui, assez tôt, nous gratifiera d'un discours égalitariste à faire pâlir Saint-Just.


Et curieusement, le manga prendra de l'épaisseur et se tannera le cuir après deux courts premiers arcs. Le choix éditorial aura probablement été suggéré plutôt qu'impulsé par Toboso. Les dessins prennent une autre dimension, le contenu sera un peu plus tragique et mature avec son lot de trahisons et basses œuvres dans le monde des affaires clandestines et criminelles que surveille Ciel Phantomhive. Pas non plus de quoi faire virer ma cuti et hurler au génie. Les enquêtes se résolvent d'elle-même de manière décevante avec des issues qui vous tirent tout juste une moue insatisfaite, mais il y a un relief. L'arc du cirque et notamment sa conclusion suffiront à effacer les désagréments occasionnés par la première impression détestable laissée par Kuroshitsuji. La surprise de découvrir un rôle aux servants secondaires ainsi que l'élimination d'antagonistes que l'on avait appris à apprécier pour leurs qualités humaines dotent Ciel d'une aura sinistre qui aura mis le temps à le recouvrir.
Je suis un homme simple, quand un personnage principal trahit sans vergogne des gens lui ayant accordé sa confiance, allant jusqu'à faire assassiner des enfants pour défendre son manoir... je frétille.
Sans doute était-ce suite à cet arc (pas non plus démentiel, n'en espérez pas trop) que le manga gagna en popularité ; cette dernière s'essoufflant les ans passés au point de n'être plus connu que d'un faible nombre dans nos contrées.


Hauts les cœurs, donc, c'en est fini du strasse et des froufrous. De chez Candy, on migre lentement vers quelque chose de beaucoup moins léger. J'observe d'ailleurs qu'au niveau de l'époque et même du ton ou du dessin, quelques empreints ont été faits chez D. Gray Man.
Il est rare à ma connaissance qu'un auteur prenne très tôt conscience des tares de son œuvre pour l'orienter sur les bons rails. La plupart se fourvoie souvent dans l'erreur en s'imaginant que ce qui constitue leur faiblesse fait leur force et en abusent ad nauseam. D'un registre fanfiction très cul-cul et répulsif pour tout mâle qui se respecte, Toboso est parvenue a créer un contenu capable de plaire autant à un public masculin que féminin. J'étais prêt à lui tailler des croupières dès le premier tome mais je dois admettre qu'en poussant le fil de ma lecture, elle s'est révélée particulièrement habile dans le déroulé de sa trame ainsi que de ses tenants.


Il faut cependant savoir raison garder. Les androgynes et autres bi-shônen continuent de frayer au milieu des wanabe Lady Oscar et l'intrigue globale ne brille certainement pas par son originalité. Des zombies... franchement. Non. Pardonnez-moi... «des corps ramenés à la vie par une forme saugrenue de galvinisme ne réactivant que leurs instincts primaire les amenant à dévorer tout être humain à portée». Aucun rapport.
Le ton est certainement plus adulte ; il sera question de sacrifices d'enfants et tout le glauque de la chose sera correctement retranscrit sans pathos. Du pathos, au final, il y en aura très peu. Déjà que ça déborde d'habitude dans chaque shônen jusqu'à en remplir les égouts du genre, je m'étais attendu à pire venant d'une auteur. Me voilà bien corrigé pour ma misogynie coutumière - néanmoins justifiée. Non seulement les festivals de larmes seront rares mais le personnage principal tendra à les raréfier plus encore. Autre excellente surprise après que l'auteur ait musclé et corsé son manga dans des doses raisonnables, le personnage principal se révèle après maints chapitres être une franche réussite en terme d'écriture. La surexposition d'un personnage a le don de me lasser de ce dernier. On ne peut exploiter un minerai à l'infini et toutes les facettes d'un caractère se dévoilent vite sans se renouveler. C'est en général pour cette raison que les personnages principaux - toutes fictions confondues - me laissent souvent indifférents à leur endroit. Ça, et le fait qu'ils gagnent souvent face à l'adversité.
Mais Ciel Phantomhive exerce son attrait lentement sur le lecteur après chacun de ses mauvais coups. Capricieux et hautain dans les bonnes proportions, machiavélique sans être cruel, faillible mais assuré dans ses décisions, il déconstruira lentement l'ignoble paradigme de l'amitié dans les Shônen. Ses alliés sont ses pions, il l'affirme, le revendique et ne s'en dédit jamais. N'hésitant jamais à traiter ceux qui le voient comme un ami avec le plus souverain mépris, il est effectivement l'antithèse du héros de Shônen. Ses sourires sont toujours faux et délibérément simulés. Un être sans scrupule prêt à tout pour assouvir sa vengeance. On n'en attend pas moins d'un personnage ayant vendu son âme au diable. Son plus haut-fait en matière d'indifférence est à mon sens sa décision de jeter au feu la photo souvenir d'un camarade d'une école qu'il avait infiltrée. Le sentiment d'amitié ne va que dans un seul avec Ciel Phantomhive et il n'en exprime aucun regret.


Mais non-contente de se borner à des enquêtes sommaires, l'auteur persiste dans sa lubie d'incruster des dieux de la mort dans son histoire. Des confrères de Sebastian s'immisçant dans la trame globale sans réellement avoir quoi que ce soit à apporter si ce n'est un sens du fantasque dont on se passe très volontiers. Undertaker aurait tout aussi bien pu mettre en œuvre ses desseins sans nécessairement se trouver pourvu d'une teneur démoniaque. L'univers des dieux de la mort n'est pas clair, leur rôle ou leurs aspirations non plus, leur organisation encore moins ; rien de tel que des êtres surnaturels - eux aussi invincibles - mal introduits pour détourner mon intérêt d'une enquête qui, de base, ne repose pas sur des ficelles très solides. Soyons francs, quand ce n'est pas de l'Agatha Christie au format éco-plus il s'agit d'une machination remontant systématiquement au docteur Gang.. euh... à Undertaker. Les enquêtes sont autant de raisons de pousser le révisionnisme historique autour de l'époque. Jack l'éventreur était un proche de Ciel, le Titanic a coulé à cause de zombies, une petite fille a permis la synthèse du gaz moutarde ainsi que la découverte des quatre groupes sanguins et la J-Pop a été créé par la noblesse anglaise.
Pissez sur l'histoire de l'Europe, je vous en prie, on ne vous dira rien.


Bien qu'on n'esquive pas le fil directeur de l'histoire globale, être autant dépaysé d'un arc à un autre donne la sensation d'être perdu. Un petit meurtre entre amis au Manoir, une croisière avec zombies à la clé, une infiltration dans une école anglaise, une compétition de cricket, une affaire de loups-garous... le tout vire un peu à une composition de Conan Doyle sous crack. Le fantastique ajouté au tout a d'autant moins de raison d'exister que la nature démoniaque de Sebastian n'est que très rarement mise en avant. Il est serviable, souriant et... lisse. Du Diable, on peut en dire des choses, mais certainement pas ça. La malice est le moindre défaut de Sebastian et, tenu qu'il est de ne jamais mentir, il était permis d'espérer qu'il cherche à tromper son monde ne serait-ce que par omission ou autres manœuvres détournées. Sa docilité le rend plus ennuyeux qu'il l'est déjà. Il est et restera ce fantasme de chevalier-servant fantasmé par une collégienne esseulée.


Est à porter à la liste des reproches adressés à l'auteur son incapacité criminelle à gérer le cheptel de personnages secondaires dont elle a pourvu la maison Phantomhive. Si ce n'est faire office de gags ponctuels, ils servent trop peu et le gros de l'affaire ne se réduit le plus souvent qu'à Ciel et Sebastian. Il aura fallu attendre jusqu'à une date récente pour que les servants de la maison Phantomhive puissent bénéficier d'une exposition et d'un rôle accru. Cela aura pris plus de dix ans pour ce faire et je parle là de l'entourage le plus proche du personnage principal.
Comme si cela ne suffisait pas, Toboso garnit Ciel d'alliés plus nombreux après chaque arc narratif. À quoi bon puisqu'elle ne s'en occupera pas ?


Alors qu'on aurait pu croire le vomitif froufrou-fillette-baroque loin derrière nous, le lecteur devra comprendre que chasser le naturel implique qu'il revienne au galop. Et il ne freine pas avant de vous rentrer dans les dents. Elle aura osé le Boy's Band. Époque victorienne en Europe de l'Ouest et elle nous plante les débuts du Boy's Band. Zola s'impose plus que jamais.
Et si le girly ne vous a pas achevé, mangez du contenu de télénovela alors que vous découvrirez dix ans après le début du manga que Ciel avait un frère jumeau. C'est mal amené, c'est du drame à pas cher pour relancer la machine et c'est bien évidemment décevant car ce genre de révélation suppose au moins quelques indices au préalable.
Ce sera toutefois le prétexte tout désigné pour enfin nous présenter l'événement ayant amené au pacte faustien entre Ciel et Sebastian. Séquence ma foi intéressante mais dont la nature exacte rend les gags yaoi concernant Ciel plus inappropriés que jamais. Ce n'est pas verser dans la pruderie à mon avis que de considérer les sous-entendus homosexuels assez suggestifs accolés à un gosse ayant été violé de manière répétée à l'âge de dix ans comme.... déplacés. Que voulez-vous, je suis un incorrigible réac'.


Eh puis cette histoire de deux nobles rivaux relevant d'un même héritage, ayant eu comme compagnie un gros chien lorsqu'ils étaient enfants et, le tout, dans l'Angleterre en 1889, ça me rappelle comme un truc. Mais j'ai mauvais esprit.


D'abord présenté comme un manga à succès ayant usurpé son mérite, débuté sur une note féminine dans toute l'acception la plus péjorative de ce que cela recouvre, Kuroshitsuji aura toutefois gagné mon estime à peu près autant de fois qu'il l'aura perdu. Palpitant ? Non. Intriguant en revanche. Il ne démérite pas et vaut autant si ce n'est mieux que bien des nekketsus contemporains reposant sur un manque absolu d'innovation. Kuroshitsuji, bien que baignant dans certains poncifs sait les conserver sous le boisseau discrètement en construisant sa propre identité. Loin de me fasciner, l'œuvre m'aura en tout cas titillé ce qu'il faut pour que je me décide un jour à lire la fin. Une fois celle-ci publiée, il n'est pas dit que je ne revienne pas sur cette critique afin de la compléter et la parachever comme il se doit. Je doute toutefois qu'un quelconque revirement surgisse à ce stade pour me faire changer d'avis sur la globalité du manga.

Josselin-B
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le 10 mars 2020

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Josselin Bigaut

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