« C'est vraiment comme si on était des adultes maintenant », dit Aiko, un faux sourire heureux sur le visage, pas comme si elle mentait elle aussi. Faire croire qu'on est heureux, faire croire que l'on vaut quelque chose, faire croire que la vie vaut peut-être la peine d'être vécue, qu'on ne pleure pas la nuit. Le café est plein, en face de toi est la fille que tu aimes, et tout ce que tu trouves à faire c'est lui mentir.
Le pire ce n'était pas la solitude, l'angoisse, les regards lourds de haine, ce n'était pas de devenir l’un d’eux, la terreur des arrogants. C'était de découvrir qu'ils étaient l'un de toi, aussi terrifiés et seuls que toi, et que personne n'a de réponse en ce monde.
Ce soir encore, seul dans son appartement, Punpun fermera les yeux en écoutant les voisins qui niquent après s'être disputés. Comme tout serait plus simple s'ils n'étaient que des ratés, mais il lui faut vivre en sachant que cet abruti et cette pute qui ahanent dans la pièce d'à côté contiennent comme lui ce qui se fait de plus beau dans l'espèce humaine, et c’est si insupportable qu’il pourrait en hurler.
Tout avait commencé, mal. Punpun est un garçon de huit ans vivant à Tokyo au sein d'une famille dysfonctionnelle, éduqué en partie par son oncle, mentor raté, comme lui terrifié par les perspectives de l'existence. Dans les premiers chapitres Punpun ne va pas plus mal qu’un autre, mais très vite tout se désagrège autour de lui, une sorte de prélude à une plus grande épreuve qui ne viendra bien sûr pas. Devenu adolescent, Punpun, timide et sans but, doit quitter le nid pour se faire une place... quelque part. A force de passivité il s’échoue tout seul en attendant que quelqu’un lui montre comment vivre, être heureux comme tous les autres semblent l'être.
Il faut prendre Punpun comme l'homme du sous-sol de Dostoïevski : un homme malade, un homme méchant, un homme qui hait le monde mais - et c'est la différence - qui souffre au présent au lieu de se lamenter au passé, ce qui signifie qu'il a toujours de l'espoir. Quel espoir à vrai dire ? Aiko, pendant longtemps, sert de refuge à ces illusions, jusqu'à ce qu'il découvre qu'elle est perdue elle aussi, et que leur amour se résumera à celui de deux aveugles se donnant la main au milieu de la circulation.
Punpun va mal, c’est un fait, et c’est insupportable, mais son apprentissage consistera, une fois découvert que personne ne va bien, à comprendre comment vivre malgré tout. Asano a parlé d’un très grand mal de vivre qui naît d’une déception : quand on cesse de croire en les autres, quand on cesse de croire qu’ils savent mieux que nous et que si nous faisons comme eux nous aurons moins peur. C'est comme croire en Dieu, au Dieu de ton oncle, jusqu’au jour où tu découvres que lui-même n’y croit pas. Oui, s’il fallait trouver un moment où tout a commencé ce serait ce jour-là. Le jour où Dieu est mort en somme.
Punpun est Meursault, aveuglé par le soleil, un cadavre sur les épaules. Il est Bardamu dans sa crasse, sa haine et son désespoir sans nom. Il est Holden Caulfield, qui attend la beauté et rêve d'un cœur à attraper au moment de la chute.
Tout à l'heure j'ai menti, le pire ce n'était pas de savoir qu'il n'y a pas de Dieu. C'était de se rendre compte que dans le fond ça ne changeait pas grand-chose.
Et ce sourire, si laid, si laid, quand Aiko prétendait encore être une adulte, jusqu'à ce qu'elle admette sa peur.