Mi-temps des nineties. Une période où la PlayStation cohabite avec les magnétoscopes. Punpun a alors une dizaine d’années et se rend à l’école à reculons. Maladivement timide, il souhaite se fondre dans la masse. Lorsque son professeur demande aux enfants de sa classe de décrire leurs rêves, Punpun étouffe ses ambitions et prétend vouloir devenir un bon employé. La vérité, c’est que Punpun ne sait pas trop de quoi il doit rêver. Devenir joueur de base-ball parce que, les soirs de matchs, sont père est moins brutal avec sa mère? Ou devenir un «scientifique de l’espace» pour sauver le monde et surtout Aiko, la jeune fille complètement azimutée dont il est amoureux? Parfois, Punpun s’en remet à Dieu pour le guider. Et la divinité lui répond -rarement de façon bienveillante- sous la forme d’un hipster de 30 piges à la coupe afro impeccable.
En effet, Punpun n’est pas comme les autres. Punpun est un volatile. Littéralement. La où ses amis ont des cheveux, des appareils dentaires et des boutons, lui et toute sa famille ressemblent à des piafs, avec des becs, des corps grossièrement représentés en deux dimensions et des fils de fer en guise de bras et de jambes. Le parti pris graphique d’Inio Asano reprend la classique opposition, en bande dessinée, entre le réalisme (les décors urbains, l’école et ses élèves) et le minimalisme iconique (la famille Punpunyama, esquissée en quelques traits), mais pour pousser cette dichotomie à l’extrême. Tandis que le symbolique facilite l’identification au personnage, Asano prend un malin plaisir à rendre Punpun inquiétant, faisant du petit volatile un être torturé par ses sentiments, surinterprétant chacun de ses gestes au risque de basculer dans la folie.
A double tranchant, l’étrangeté de ce cartoon ambulant peut rendre certaines situations plus palpables (comme lorsque Punpun glisse une patte noire dans la petite main frêle de son amoureuse) ou créér, au contraire, une distance malaisante quand Punpun se trouve confronté à la violence de son foyer, sa mère se trouvant affublée d’une bosse digne de Tom & Jerry après avoir été battue par son époux. L’étrangeté du rapport du lecteur avec Punpun est renforcé par le fait que l’ado est mutique. Jamais il ne parle, ses amis interprétants ses expressions ou répondant pour lui. Afin de retranscrire le bouillonnement intérieur de Punpun, l’auteur fait un usage intensif du récitatif (le texte inscrit dans un cartouche qui décrit l’action ou les pensées d’un personnage), s’en servant pour livrer sans filtre les pensées de l’ado, forcément hypersexuées et souvent borderline. Les moments de doutes ou de dérives psychiques de Punpun donnent aussi lieu à des explosions visuelles où viennent s’entrechoquer des images quasi totémiques (un astronaute, Einstein tirant la langue, un champignon, des charniers), sorte de zapping mental d’un esprit plus en capacité de faire le tri des informations qui l’assaillent.
Saga en 13 tomes qui devrait se conclure ce mois-ci au Japon, Bonne Nuit Punpun est un tour de montagne russe, le lecteur valdinguant au gré des passions d’un garçon promené de la primaire au lycée, entre éclatement de la cellule familiale, des premiers amours et d’un groupe de copains. Ambitieux, cru, onirique et bancal, le manga d’Inio Asano échappe à tous les codes du manga, définitivement affranchit des normes.