Vincent Poursan à votre service
La série s’étoffe en introduisant à petites doses de nouvelles situations et de nouveaux personnages. L’inspiration y gagne, surtout si on prend la précaution de se réserver une certaine souplesse.
Après avoir lancé sur les rails des séries de variantes sur les situations de la vie quotidienne, qui permettaient un maximum d’identification du lecteur avec Achille (bourgeois-Français-moyen), Greg intègre des thématiques de dysfonctionnement : la maladie, par exemple (gags 477-478), occasion pour Greg d’introduire son Docteur archétypal (gag 440), dont le nom n’est pas prononcé, mais dont l’humour pince-sans-rire est de nature à affoler le patient qu’il est censé soigner (gag 436).
Côté souplesse, l’accent mis sur la roublardise et les compétences protéiformes de Vincent Poursan, l’homme-à-tout-vendre (très cher), permet de varier les situations en liaison avec ce mercanti tour à tour pharmacien, marchand de primeurs, libraire, vendeur de drogues.
La rivalité avec Lefuneste est carrément placée au rang d’institution dont il faut célébrer les anniversaires, et avec quel soin (gag 445) ! On appréciera la permanence des échanges aigres-doux entre les deux compères, qui leur permet s’envoyer les pires vannes tout en se rendant mutuellement service (gag 443). On se réconcilie pour mieux se fâcher ensuite (incorrigible esprit de clocher bien français !) : gag 471.
Le thème de la vanité talonienne, assortie d’un intéressant découpage en vignettes, est repris au gag 427. Et ses rapports problématiques avec Goscinny, dans lesquels Achille donne parfois le bâton pour se faire battre (gag 412), mais surestime son importance dans la vie du journal « Polite » (gag 474).
Les connaissances sur la famille Talon progressent : on sait qu’un des ancêtres du bedonnant héros, Hynepte-Godyche Talon, était serf (gag 443) ; que Talon a une tante à Rio (gag 439) ; qu’il est bien célibataire et que ça se voit (gag 439).
Les échos du cadre matériel et sociologique de l’époque de l’album ont un certain charme : ordinateur grand comme un mur (gag 440) ; invasion de la littérature érotique (gag 479) ; mise en scène un peu machiste du rôle de la femme dans sa compétence à raccommoder les caleçons (gag 439) ; croyance aux extraterrestres (gag 425) ; extension du réseau autoroutier en France (gag 433) ; tristesse des dimanches où l’on ne sait que faire (gag 423) ; caricature des féministes représentées en épaisses viragos (gag 423) ; banalisation de la consommation de drogues (gag 415) ; vogue des jeux de société type « Monopoly » (gag 447), avec allusion à l’obsédante construction de l’unité européenne. Exceptionnellement, le gag 408 mise sur la porosité du passage d’une case à l’autre.
L’allégresse lexicale, qui va constituer l’une des marques de fabrique majeures d’Achille Talon se développe, pour mon plus grand plaisir. Ces variations de vocabulaire pour développer et signifier des idées quasi identiques sont délectables, et, sans rire, le lecteur actuel de la série y trouvera matière à enrichir son répertoire des mots et expressions – souvent raffinés et élégants de surcroît – dans une époque où tout entraîne la langue française dans une spirale affligeante d’appauvrissement, et, disons-le, de suicide. Sans convoquer l’anthologie des bourdes célèbres pour se dédouaner, on peut trouver ample matière à consternation sur « Sens Critique » lui-même. Personnellement, la pertinence percutante du vocabulaire proféré par Talon et ses complices est une véritable fête, même si le grossissement des phylactères qui s’ensuit réduit le travail de dessinateur de Greg, ce fainéant autoproclamé... On prendra quelques leçons de vocabulaire dans le gag 477.
L’expression verbale inarticulée (cris, gloussements, gargouillements, grommellements, onomatopées, glapissements) se développe : voir le discours de Goscinny au téléphone gag 443, d’un rythme et d’une précision irrésistibles. Et toujours les bons vieux ressorts de l’énormité des moyens mis en œuvre pour un résultat dérisoire (gags 445 et 448).
Sous les aspects d’une variété d’inspiration et de mise en scène, Achille Talon élargit peu à peu son champ d’aventures.