Enki Bilal, c’est une décennie fabuleuse, cinq albums extraordinaires : La Croisière des oubliés (1975), Le Vaisseau de pierre (1976), La Ville qui n'existait pas (1977), Les Phalanges de l'Ordre noir (1979), Partie de chasse (1983), où, avec Pierre Christin, il mêlait avec bonheur l’histoire tragique et le fantastique, l’écologie et le politique, tout en se cherchant un style propre.
Un trait qu’il impose, en solitaire, dans La trilogie Nikopol (1980-1992) : personnages immobiles et hiératiques, visages minces aux traits acérés, vues aériennes d’immeubles haussmanniens, présence inquiétante d’églises et de mosquées, véhicules des années 1970 associés à des modèles ultramodernes, impacts de balles, usures, griffures et bombes inexplosées.
Depuis, si Bilal n’a cessé de peindre affiches, couvertures de livre et décors de théâtre, il semblait perdu pour la bande dessinée populaire. Ses scénarios rivalisaient dans l’hermétisme. Le lecteur attentif devinait qu’il s’inquiétait pour l’avenir de la planète, qu’il dénonçait les obscurantismes religieux et les idéologies politiques, certes, mais cela ne le dispensait pas de raconter une histoire.
Nous aurait-il entendu ? Avec les deux premiers tomes de Bug, Bilal tient un embryon de récit. De retour de Mars, Kameron Obb, un avatar de Nikopol, s’avère posséder, dans sa seule mémoire, le sort de l’humanité. Le grand bug de 2043 a effacé la totalité des données numériques. L’économie vacille, les richissimes transhumains s’effondrent, les dopés à l’information continue succombent. Plus résilientes, les femmes prennent le pouvoir. Grandes puissances, mafias religieuses et transnationales se disputent Obb. Or, l’astronaute se révèle combatif.
Le dessin s’est fait désinvolte. Bilal croque et peint rondement. Sa palette s’est réduite à deux couleurs, le bleu et le brun. C’est beau et intrigant. L'auteur parvient à susciter notre intérêt, car, derrière complots et manipulations, s’avance l’ombre bleue...