Troisième pas
Une fois de plus l'album fait suite directe au précédent même si les titres semblent laisser penser que tout est pensé en terme de dualité. Le tome 2 m'avait semblé un peu trop bordélique mais Jodo...
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le 24 déc. 2013
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BD franco-belge de Alejandro Jodorowsky et Jean Giraud (Moebius) (1983)
Ce tome rompt avec les deux précédents à deux titres au moins :
le référentiel initiatique ombre / lumière passe au second plan, au profit du premier volet d’un diptyque qui explore la verticalité mystique de l’être humain ; on pourrait estimer que « ce qui est en haut » est lumineux, et « ce qui est en bas » est sombre (Ciel-Dieu-Paradis contre Enfer-Diable-Souterrain) ; nous verrons que ce n’est pas exactement cette problématique qui domine ; toujours est-il que l’alchimie reste à l’ordre du jour, et d’abord dans le titre, visiblement inspiré de la célébrissime formule d’Hermès Trismégiste : "Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", tiré de « La Table d’Émeraude », court texte énigmatique par lequel commence tout bon curieux en ésotérisme.
l’action décroche pendant un assez long moment des faits et gestes de John Difool et de ses acolytes, pour mettre en scène un complot cosmique des Technos qui renversent et assassinent l’ « Imperoratriz ».
Dès les premières planches, le décor renvoie à « ce qui est en bas » du corps humain. Pas les pieds, mais le lieu de toutes les dislocations, putréfactions, décompositions, où l’on « sépare l’épais du subtil », eût dit Hermès Trismégiste : le tourbillon d’acide (jolie couleur verte), dont la fonction évoque celle de l’estomac, précipite les personnages dans l’univers fétide et puant de l’inassimilé, de l’excrément, de la poubelle corporelle : l’intestin. Le non-Moi, en somme. Étant situé « en bas », il a des affinités avec le chakra de base, Muladhara (vitalité, désirs physiques ; symbolisé par un triangle pointe en bas). Curieusement, Animah vit dans ce dépotoir, où elle règne sur des rats énormes, ce qui s’explique par le fait que l’Anima est normalement inconsciente (en bas, donc).
John Difool devient de plus en plus beau et équilibré (signe qu’il progresse spirituellement). Les identités d’autres personnages sont flottantes et en évolution : pour la première fois, Deepo est identifié comme « mouette du béton » (drôle de niche écologique !) ; et Solune est habilement dessiné (et clairement défini) comme androgyne ; sans crier gare, son petit short moulant s’est transformé en collant bleu, alors qu’il n’a visiblement pas eu le temps de passer au vestiaire (planche 15). On notera par quelles étapes on change de discours sur l’identité des parents de Solune : le Méta-Baron, que l’on croyait être son père, ne l’est plus (planche 21, où l’on pourra s’amuser d’une image figurant une « Annonciation » à l’envers (c’est l’homme qui reçoit la visite de l’être divin)).
Du côté des « vilains », l’Empereur subit une série de métamorphoses qu’on jurerait inspirée de l’univers des « Robots Transformers ». Le complot contre l’Imperoratriz nous vaut de très beaux décors de la part de Moebius ; on pourra s’étonner (planches 26 à 34) de ce que les représentants des « planètes coloniales » soient représentés comme des « gentils » face aux vilains Technos ; le mot « colonial » n’est pas très positivement connoté en France...
Une symétrie ésotérique se manifeste dans l’album : cet enfer puant de détritus répugnants possède un « cœur-soleil » traversé d’un rai de lumière blanche verticale ; faites-en l’expérience : c’est bien « en bas » que l’on a accès à la lumière spirituelle qui propulse vers le haut ; inversement, le soleil « normal » (celui que nous connaissons) est en train de se faire bouffer par l’œuf d’Ombre lancé par les vilains Technos : le bas sombre possède donc un pôle de lumière, et le haut lumineux possède donc un pôle d’ombre ; on croirait voir se dessiner devant soi le taijitu, cette figure circulaire d’Extrême-Orient représentant l’équilibre entre le Yin et le Yang.
Le progrès initiatique des héros se marque par plusieurs opérations d’union, de collaboration, de fusion, toutes ayant vocation à rétablir une unité inexistante au départ : méditation commune pour établir le calme intérieur et dissiper les illusions maléfiques qui ont cours dans cette décharge géante (planche 8) ; premières collaborations face à face de John Difool et d’Animah pour coordonner les pouvoirs de l’Incal Noir et de l’Incal Lumière pour trois actions différentes (planches 11 et 12 ; 13 et 14 ; 19). On remarquera la fréquence du thème de pouvoirs psychiques et de contrôle du mental, tendant à indiquer que la vérité est dans l’esprit (et pas dans la matière ni dans la technologie). Planches 22 et 23, le discours pro-unitaire devient encore plus flagrant : les personnages ne pourront s’élever vers « ce qui est en haut » (le « Ciel », les chakras supérieurs) que s’ils font taire leurs haines mutuelles, leurs querelles, leurs divisions, leurs rancunes ; et tout le monde s’y met, même « Tête de Chien », qui en pleure, le pauvre ! Dès que cette unité est faite (ce qui est fondamental pour l’individuation), l’ascension commence (planche 23) vers les plans supérieurs. De même, les personnages doivent se mettre « à l’unisson du miroir » (planche 37) pour le traverser et entrer dans la forêt des cristaux.
On peut se demander à quel niveau initiatique parviennent les héros lorsqu’ils entrent dans cette « forêt des cristaux chantants » (splendides images de cristaux planches 38 et 42, qui devraient réjouir les amateurs de New Age branchés cristaux vibratoires) ; il semble bien que l’on soit au niveau de la « Cité des Joyaux » (chakra Manipura, qui forme la transition entre les pulsions animales et la nature humaine dans l’ascension de la Kundalini) ; la scène qui s’y déroule est on ne peut plus mystique : ascension par la spirale d’un beau ziggourat donnant accès à un puits en étoile à six branches ; Solune, l’Être-synthèse, est placé au milieu des autres personnages, qui catalysent leur propre transfiguration ; Solune se transforme en « vaisseau-étoile », composé de deux pyramides positionnées en sens inverse, et encastrées l’une dans l’autre, écho géométrique anguleux du taijitu que ne renieraient pas Nassim Haramein et sa géométrie élémentaire de l’espace-temps. En ésotérisme, cette forme s'appelle une Merkaba, « véhicule spirituel », ou « corps de lumière » dont l'activation permettrait de voyager dans l'Univers et dans ses différentes dimensions par-delà la vitesse de la lumière et les limites du temps. Au même moment, le Dévoilement intermédiaire a lieu : ce n’est pas le Méta-Baron qui est le père de Solune, mais John Difool lui-même !
Jodorowsky se livre avec complaisance à l’un de ses petits jeux favoris : pour dérouter le lecteur et introduire des éléments « exotiques », il affuble généreusement certains mots-clés de préfixes réjouissants : « Techno-Pape », « Psycho-Rat », « Nécro-Sonde », « Super-Normalisation », « Nécro-Robot », « Troglosocialiks », « Psycho-Abdomen », « Méta-Scientifique », « Endogarde », etc.
La richesse psychologique et ésotérique de ce récit le dispute à ses qualités plus classiques de bon récit de science-fiction.
Créée
le 30 mars 2015
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