Il s’agit d’un recueil qui regroupe trois récits indépendants du même auteur. L’édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les scénarios et les dessins. Il s’agit de bandes dessinées en noir & blanc.
Tzoacotlan 1521, initialement paru en 1976, douze pages - Ils arrivaient… sur leurs effrayants animaux, les étrangers à la peau claire étaient toujours plus proches comme monte une marée mortelle. Noctezuma était tombé. Avant lui, ses cités et ses grandes armées. Le chef de la tribu qui les commandait, il nourrissait les plus grandes inquiétudes pour leur peuple. Il se rendit alors chez leur grand-prêtre, il était très vieux, c’était un saint homme, il parlait aux dieux. Mais lui, il était le chef, il pensait à leur peuple, à ceux qui vivaient, à ceux qui commençaient à peine à vivre, à ceux qui vivraient plus tard et il était en grande peine pour eux. Il était jeune, de haute lignée et il était un guerrier. Il voulait que les dieux les aident. Pour finir Quématzin céda à ses prières. Puis il parla, son regard était tranchant comme une lame obsidienne.
San Isidro Maxtlacingo 1850, initialement paru en 1978, vingt pages – Dans un petit village au Mexique, un beau señor habillé de blanc séjourne pour du tourisme, sur les conseils de son ami Catherwood qui lui avait conseillé de se rendre dans ce pays. Tous les autochtones qu’il croise lui donnent le même conseil : aller à Sans Isidro. Lui en a plein les bottes de ce Mexique, chaleur, fatigue et jungle d’où émergent des visages de pierre hallucinés, des vestiges incompréhensibles, la soif et la sueur toujours. Et maintenant à cause des conseils de cet exalté, il se retrouve dans ce coin misérable et perdu, où il ne pleut pas depuis des mois. Il est écœuré de soleil, de vieilles pierres baroques, de routes poussiéreuses, et désertes. Il lui faut à tout prix repartir le lendemain avec la diligence. Ils commencent à lui courir sur les nerfs, les gens du coin avec leur air sournois et leur harcèlement de cigales. Du fait des conséquences de la sécheresse, la diligence ne part pas, et le Señor finit par se décider d’aller visiter San Isidro pour échapper à ce bled et aux villageois.
Chapungo, initialement paru en 1985, quatorze pages – Deux pilotes à bord d’un avion à hélice survolent une chaîne de montagnes. L’un des deux est inquiet, il demande à l’autre si le moteur droit perd des tours. Son collègue le rassure : tout va bien, mais c’est vraiment un sale coin. Il se souvient du pilote mexicain, c’est justement par ici qu’il est tombé, il y a quelques années, avec un beau chargement, un sacré paquet de dollars en or à ce qui se disait. L’avion a disparu dans les montagnes et n’a jamais été retrouvé malgré les recherches. Au sol, deux frères, Chapungo et Hindalecio voient passer le petit avion. Le premier est convaincu qu’il en aura un comme ça un jour. Le second le morigène : son petit frère ne fait rien pour l’aider.
Une couverture des plus énigmatiques qui frappe par sa composition : les deux tiers de blanc pour la partie supérieure, ce personnage à la tête composite entre un visage de personne âgée à la forme de nez très particulière, une coiffure ou une excroissance qui pourrait aussi bien être un couvre-chef que de nature organique, entre développement tératologique et augmentation corporelle de type science-fiction, sans oublier la superbe mise en couleur, avec ces nuances de vert entre profondeur marine et jungle. Puis vient l’illustration en double page sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : un groupe de quatre personnes dans la grand-rue d’un village, de dos, tournées vers le fleuve ou passe un navire à vapeur équipé d’une roue à aube, deux murs de pierre de part et d’autre de la voie, avec une maison modeste à gauche, et une magnifique demeure munie d’une tourelle à droite. Le rendu apparaît très sophistiqué, un noir é blanc, dans lequel l’artiste utilise aussi bien des traits de contour traditionnels, que des hachures irrégulières, des petits traits de textures, du mouchetis pour les montagnes en arrière-plan, des aplats de noir aux contours irréguliers, pour une sensation extraordinaire de chaleur, de pierre, de cours d’eau totalement au repos, de végétation luxuriante. Le lecteur comprend qu’il s’agit de deux illustrations sans rapport avec les trois histoires courtes, mais totalement envoûtantes et pleines de promesses.
Dans ces trois récits, le lecteur est frappé par la liberté de la narration visuelle. L’artiste ne se sent pas tenu par le format de cases rectangulaires alignées en bande. Dans la première page de la première histoire, deux personnages font face au lecteur dans une posture assise, alors que le dialogue laisse à penser qu’ils se font face, le tout étant agrémenté d’un texte en commentaire dont la bordure serait plutôt celle de l’illustration puisqu’il est écrit sur fond blanc sans bordure à gauche ni en haut, et enfin un phylactère pour le chef s’adressant au chaman. La construction des deux pages suivantes se rapproche de cases sans forcément de bordure, avec quand même les personnages qui débordent soit sur la case supérieure, soit sur celle de droite. Pour la planche suivante, c’est à nouveau une illustration unique : le chaman en train de parler dans un double phylactère, avec deux têtes dans l’ombre de son corps à droite, venant illustrer la personne dont il parle. Les deuxième et troisième planches de San Isidiro Maxtlacingo s’apparentent plus à une illustration chacune accompagnée d’un court texte. Dans la cinquième planche, quatre chevaux tirant une carriole occupent l’équivalent de la case en haut à droite de la page et celle en bas à gauche dans un unique dessin suivant cette diagonale, pour un effet narratif clair et remarquable. Deux pages plus loin, un morceau de végétation apparaît en colonne sur toute la hauteur de la page, les cases horizontales étant accrochées comme des panneaux sur ce mât. Le dernier récit retrouve un format de cases disposées en bande, plus classique même si certaines cases sont comme en insert, et si certains personnages débordent sur plusieurs cases.
Les représentations elles-mêmes mettent à profit de nombreuses possibilités du dessin : de petits traits de textures pouvant évoquer les techniques de gravure de Gustave Doré (1832-1883), de solides aplats de noir donnant du poids à un élément visuel, des traits fins courant en parallèle par exemple pour les chevelures, des mosaïques de petits motifs variés pour la décoration d’un manche de poignard sacrificiel, des surfaces blanches se confondant avec le blanc de la page, des mouchetis de noir ou des mouchetis de blanc, des griffures sur une surface noire, des cercles parfaits pour le soleil, des zones ou des traits partiellement effacés, des traits enchevêtrés jusqu’à former des figures abstraites ne prenant leur sens que dans le contexte du reste de la case ou de la planche. Le lecteur peut très bien ne pas prêter attention à toutes ces techniques, et ne ressentir que les impressions très diverses qu’elles produisent. Il se rend compte également qu’il ralentit parfois sa lecture, voire qu’il s’arrête, le temps d’une image saisissante : le chef portant ses armes et ses signes de pouvoir, une cascade dans une formation géologique singulière, une mitrailleuse lourde crachant la mort, des visages de pierre hallucinés émergeant de la jungle dense, des cactus, un modèle réduit d’avion à base de bouts de bois bruts, un chapeau très fatigué pour Hindalecio le frère de Chapungo, etc. Tous ces éléments visuels participent à transformer chaque environnement en une fantasmagorie.
Chaque nouvelle raconte une histoire simple et directe : l’asservissement des populations autochtones par l’envahisseur espagnol en 1521 au Mexique, le racisme ordinaire d’un Espagnol effectuant une forme d’ancêtre du tourisme au Mexique, et l’obsession d’un paysan souhaitant retrouver la carcasse d’un avion dans les montagnes, qu’aurait vu son défunt père. Toutefois l’aspect fantasmagorique de ces récits incite le lecteur à les aborder comme des contes. Dans le premier, une intervention divine, ou l’illumination du chaman couplée à coïncidence trop belle pour être vraie, met en avant le prix à payer pour voir sa volonté se réaliser (un sacrifice humain rituel), ainsi que l’inéluctabilité du destin, ou de l’Histoire en marche. Le chef aura beau eu se battre pour son peuple, et sacrifier ce qu’il a de plus cher, cela ne changera rien à l’avancée des conquistadors. La deuxième nouvelle peut faire penser à une atmosphère à la Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), avec cet homme qui succombe à un rituel surnaturel du peuple autochtone. Enfin la dernière met en scène le comportement monomaniaque d’un individu qui ne voit le monde qu’au travers de ce prisme, avec une tendance paranoïaque affirmée. Ainsi, tout étranger devient un individu ayant pour seul objectif de contrarier sa progression vers le but obsessionnel qu’il s’est fixé, et doit être éliminé. Dans un moment ironique, l’obsession du frère pour l’or ne rivalise pas d’intensité avec celle de Chapungo, qui de fait prévaut une nouvelle fois.
Pour un lecteur néophyte, ce recueil de trois histoires courtes constitue une belle opportunité de découvrir l’art singulier de conteur de Sergio Toppi, sa liberté dans la narration visuelle, sa maîtrise du récit court pour raconter une histoire au premier degré, avec un second niveau de lecture comme un conte. Pour le lecteur appréciateur de ce créateur, il retrouve toute sa maîtrise des techniques de dessins, de construction de pages, de capacité à générer un léger décalage fantastique, aussi séduisant que fatal.