Un vent des petites folies venues de la Ville...
La série « Magasin Général » se prolonge bien au-delà de ce qui avait été envisagé au départ. L’originalité de cette série est de peindre le quotidien, et non pas l’exceptionnel hors de portée du lecteur commun. Pas d’aventures avec des affrontements entre des héros et des malfrats, pas de destins remarquables, juste une petite humanité, bien pourvue de défauts individuels, bornée aux nécessités des exigences de la survie de chaque jour.
Comment entrer dans un septième tome sans tourner en rond ? En développant la problématique de chaque personnage, et en mettant l’accent sur de nouveaux éléments.
L’une des nouveautés de l’album, c’est que tout Notre-Dame-des-Lacs s’entiche du charleston, rapporté de Montréal, la ville mythique pour des ruraux sans culture particulière. On y danse souvent, on s’habille pour danser, le gramophone rapporté par Marie diffuse la musique, reprise au violon et à l’harmonica par les habitants.
Cette nouveauté fait contrepoint avec un autre problème, plus sérieux : la ville n’a plus de maire, et il faut en élire un. Plusieurs belles soirées d’été se passent, où l’on doit d’abord désigner un candidat (mais tout le monde se défile), et ces réunions « politiques » vespérales tournent au bal public, avec charleston, et beaucoup, beaucoup d’eau-de-vie de prune... Cette réticence à se donner un recteur de communauté renvoie à l’autosuffisance communautaire égalitaire qui règne, et aussi à une esprit « astérixien » de bien boire et de se bagarrer sans trop prendre au sérieux l’autorité.
Réjean, le jeune curé, n’a certes pas l’autorité pour mettre le holà à ces inconvenances d’origine urbaine, mais il n’est pas sûr du tout qu’il en ait envie, tellement il s’amuse et il picole !
Roger-Roger, l’ourson ramené par les frères Latulippe, est difficile à mener en balade, et l’image de couverture de l’album le met en vedette, fasciné par les sons qui sortent du gramophone, avec un chat, un oison, un petit chien... Peut-être un clin d’oeil à l’affiche « La Voix de son Maître » de Pathé-Marconi, mais la ménagerie en cours d’enrichissement (et davantage valorisée par le récit) commence à évoquer celle de Sylvain et Sylvette (pages 59 et 74)...
Ici, la vieille Philomène se révèle comme une couturière de talent, travaillant sur une vieille Singer à confectionner des robes pour que les dames du village aillent danser (page 56).
Alcide, le petit moustachu, a le coup de foudre pour Eloïse lors de séances – prolongées et contemplatives - de prises de mesures de son pied nu (page 42).
L’une des soeurs Gladu (les ayatollahs en jupons de Notre-Dame-des-Lacs) se fait lécher... l’intimité par Roger-Roger, et elle en est choquée au point d’en rester dans un état d’hébétude pathologique. Les soeurs Gladu sont scandalisées par le manque d’autorité de Réjean, et aussi quand elles le voient rentrer ivre (page 75).
Plusieurs personnages évoluent assez considérablement : Marie, que l’on a vu comme veuve timide et dépressive, se donne aisément aux costauds du coin dans un esprit charitable. Les folles soirées de Montréal, et le désir de se lâcher sont passés par là.
Serge est l’âme irréprochable de ce village, bien qu’il ait conscience de son rôle d’intrus : vétérinaire (page 46), botaniste (page 16), excellent cuisinier, charpentier avec Réjean sur le chantier du bateau en construction, il est une référence pour un peu tout le monde.
Dans sa débilité légère, Gaétan, avec son sourire béat rarement démenti, donne la note d’optimisme nécessaire même dans les moments délicats. Il se perfectionne en cuisine, danse le charleston avec des chaussures à talons hauts et du rouge à lèvres. Même lui contribue à évoquer l’ambiguïté sexuelle de l’identité de chacun.
Du côté des « travaux et des jours » : ramassage des pommes de terre, alors que les feuilles des arbres commencent à roussir (page 21) ; confection des conserves de champignons (page 17), préparation du bois pour l’hiver (page 53), réparation des murs des habitations (page 57), gavage des oies, maréchal-ferrant (page 67), préparation des affaires pour ceux qui vont travailler dans la forêt pendant la saison froide (page 79)...
Outre la vérité des sentiments (y compris de colère et d’indignation), cette série doit son charme à une puissante évocation de la vie proche de la nature, un mode de vie pas si ancien (1927), et qui risque bien de s’imposer à nouveau à nous quand il faudra bien arrêter de manger en décembre des melons venus de Patagonie citérieure. L’élément écologiste de la série (« un monde que nous avons perdu ») ouvre la porte à des désirs que le lecteur urbain d’aujourd’hui veut encore ignorer. Avec l’honnêteté de reconnaître les limites de ce type d’existence (travail épuisant, ennui, inculture, promiscuité...).