Chicagoland
7.2
Chicagoland

BD franco-belge de Fabrice Colin et Sacha Goerg (2015)

Il faut bien croire à quelque chose.

Ce tome comprend une histoire complète indépendante de tout autre. Il s'agit d'une adaptation d'un roman de Roger Jon Ellory paru dans un format particulier en 2012 : 3 nouvelles disponibles sous format dématérialisé, puis réunies sous le titre de 3 jours à Chicagoland (1. La sœur ; 2. Le flic ; 3. Le tueur). La présente adaptation en bande dessinée a été réalisée par Fabrice Colin (scénario) et Sasha Goerg (dessins, encrage, couleurs), initialement parue en 2015.


Chapitre 1 - Maryanne Shaw est en train de se préparer avant de sortir : toilette, rouge à lèvre, petit déjeuner, première cigarette de la journée. Elle se rend au centre de détention où elle arrive en avance pour l'exécution de Lewis Woodroffe, le meurtrier de sa sœur Carole Shaw (1927-1956). Après avoir accompli les démarches d'identification, elle s'assoie et attend. Elle est abordée par le père Henry, l'aumônier de la prison qui lui propose des paroles réconfortantes. Elle assiste à l'arrivée des autres et se souvient de sa relation avec sa sœur. Elle se remémore ce qu'elle a appris des faits au travers des audiences du procès. Elle s'interroge sur ce que sa sœur pouvait représenter pour son meurtrier avant les faits.


Chaptire 2 - Il y a plus de 20 ans, Robert Maguire se rendait régulièrement au cinéma de quartier, surtout pour avoir le plaisir de voir la caissière. Un jour Evie a fini par lui adresser la parole et ils ont fini par fonder une famille. En 1956 (le présent du récit), un soir, l'inspecteur Roger Maguire est appelé par Bob son adjoint pour se rendre séance tenante sur le lieu d'un crime. Il quitte le repas familial et se rend dans l'appartement où se trouve le corps de Carol Shaw. Après avoir observé la scène, il participe aux questionnements de quelques autres habitants de l'immeuble, puis il retrace les sorties de la victime. Chapitre 3 - Lewis Woodroffe évoque sa vie à commencer par son père Ray Woodroffe, individu violent maltraitant femme et enfant, sa mère femme battue et parfois étrange, et son frère Eugène.


R.J. Ellory est un auteur né en 1965, à la vie personnelle étonnante, dont les romans ont commencé à être publiés au début des années 2000. À la lecture, il n'est pas discernable qu'il s'agit d'une adaptation de roman. Fabrice Colin et Sacha Goerg ont su éviter les écueils classiques de ce type de transposition en laissant les images raconter la majeure partie du récit, et en évitant de recopier des pavés de texte. Le lecteur peut donc apprécier cette bande dessinée, en la détachant de l'œuvre originale. Il constate vite que les auteurs ont respecté la structure originale en 3 chapitres, chacun consacré au point de vue de 3 personnages différents relatifs au même événement, à savoir le meurtre de Carol Shaw. Cette structure traduit une volonté de rendre compte qu'un événement est perçu, vécu et interprété de manière différente par chaque personne qui en ressent les conséquences dans sa vie, de manière directe. Le lecteur sait donc par avance que l'auteur (ainsi que les adaptateurs) a conscience de la pluralité des points de vue, et adopte une approche postmoderne dans laquelle il n'y a pas de vérité absolue.


Par le biais du premier chapitre, les auteurs exposent les faits. Le lecteur prend connaissance des actions du meurtrier par le biais de ses dépositions devant le juge, ou plutôt du souvenir qu'en a Maryanne Shaw. Ses souvenirs comprennent donc une charge émotionnelle et affective puisqu'ils correspondent à ceux de sa sœur. Le lecteur constate rapidement que Maryanne ne les enjolive pas. Son ressenti est celui d'une femme adulte, consciente de sa forme de jalousie vis-à-vis de sa sœur plus jeune, de l'affection qu'elle lui portait, mais aussi d'une forme douce de réprobation sur son mode de vie. La narration de ce chapitre dégage une impression étrange car elle porte le biais affectif de Maryanne, mais aussi la narration visuelle montre les faits comme si le lecteur assistait au rendez-vous entre Carol Shaw et sa victime.


De prime abord, les dessins donnent l'impression d'avoir été exécutés un peu rapidement, comme si le dessinateur n'avait pas pris la peine de les finaliser, de les peaufiner. Lorsque Maryanne Shaw applique son rouge à lèvre, le dessus des lèvres et vaguement détouré, par un trait de contour non fermé. Lorsqu'elle se prépare les œufs au plat, les étagères en arrière-plan sont vaguement esquissées d'un trait fin non assuré. Les personnages ont souvent des yeux tout ronds, soit dont les pupilles sont réduites à un simple point noir, soit dont le blanc des yeux a une forme ronde. Le jeu des acteurs semble un peu figé par endroits, un peu outré à d'autres. Les décors sont souvent représentés à gros traits, avec uniquement les éléments majeurs et structurants, sans aucune velléité de précision descriptive. Néanmoins le lecteur constate qu'il ne s'ennuie pas à regarder les images parce qu'elles semblent représenter les éléments essentiels de la réalité au travers du prisme réducteur de l'état d'esprit des personnages.


Sasha Goerg habille ses dessins encrés, avec des couleurs qui semblent avoir été appliquées à l'aquarelle. Ce mode de colorisation confère des nuances immédiates à chaque surface, en fonction des disparités de dilution. Les formes assez simples gagnent ainsi en substance. L'artiste utilise majoritairement les couleurs de manière naturaliste, pour donner une idée de la teinte de chaque élément représenté. Il s'en sert également de manière souvent discrète pour rendre compte de la teinte majeure d'une scène, en fonction du moment de la journée, et s'il s'agit d'un éclairage naturel ou artificiel. Ce parti pris graphique aboutit à des dessins qui sont lus très rapidement par l'œil, sans paraître superficiels ou vides d'information.


Le lecteur apprécie également le travail d'adaptation dès la première page. Il constate que Fabrice Colin a conservé une narration avec accès au flux de pensée de chaque personnage principal du chapitre concerné (Maryanne, puis Robert, puis Lewis), sans abuser de ce dispositif narratif, ni en volume de phrase, ni en nombre d'utilisation. Du coup, les dessins portent le gros de la narration. Durant les scènes de dialogue, l'artiste resserre les plans au niveau du buste ou de la tête, mais en alternant les angles de vue, et en montrant que les postures des interlocuteurs changent au fur et à mesure. Il prend soin de continuer à donner une idée de l'environnement dans lequel se déroule la conversation, et bien souvent, il montre aussi les gestes que font les personnages. Il adapte ses cadrages de manière à focaliser l'attention du lecteur sur ce que disent les personnages, sur l'existence d'une vie intérieure qui ne s'exprime que partiellement par le biais des mots, tout en incluant assez d'éléments visuels pour éviter la monotonie d'une suite de têtes en train de parler.


En découvrant chaque nouvelle scène, le lecteur voit les gestes machinaux et les gestes du quotidien. Cela donne une réelle proximité avec les personnages, allant parfois jusqu'à l'intimité. Il regarde Maryanne en train d'ajuster son chapeau avant de sortir, Carol Shaw renversant son café pour provoquer un début de conversation avec le monsieur à ses côtés, l'inspecteur Robert Maguire allumer machinalement sa clope, les habitants de l'immeuble de Carol Shaw répondre aux inspecteurs en exprimant leur personnalité, Lewis Woodroffe encore enfant anticiper les coups portés par son père sans disposer de mécanisme de compréhension, etc. Sasha Goerg a l'art et la manière de faire vivre les personnages, de les décrire se comportant avec naturel, et d'induire que chaque acte est relié à une vie intérieure insondable, mais déterminante dans le comportement des personnages.


Par le biais des dessins, le lecteur éprouve donc l'impression d'observer des individus débarrassés des signaux parasites habituels, pour ne laisser que ce qui importe au regard du récit. Ayant conscience de la construction de l'histoire en 3 chapitres avec le point d'un personnage différent à la fois, il se doute qu'il ne doit pas prendre pour argent comptant la première ou la deuxième version, et que peut-être la vérité, ou au moins des éléments complémentaires apparaîtront dans le dernier chapitre. Du coup, il prend connaissance des faits avec un esprit critique, et il s'attache plus au ressenti de Maryanne Shaw. Il comprend que dans sa phase de deuil, elle en est au stade de la colère. L'étude de caractère gagne en consistance avec les souvenirs que Mayanne garde de sa sœur, et qui sous-entendent une forme de jalousie latente. Le deuxième chapitre semble beaucoup plus anodin car il propose au lecteur de suivre l'enquête de l'inspecteur Robert Maguire, de façon très pragmatique. Il n'y a pas de découverte fracassante, d'intuition fulgurante, encore moins de course-poursuite. Il s'agit d'un travail qui exige de la patience et de la rigueur, et la force de surmonter les déconvenues et les absences de résultats. Roger Maguire est confronté à l'absurdité de son métier : l'enquête avance indépendamment des efforts qu'il déploie, le meurtrier est un individu banal, la mort de Carol Shaw reste arbitraire, sans raison que ça soit tombé sur elle plutôt que sur une autre. Le lecteur regarde le chapitre se terminer sur une impasse existentielle, et la dernière phrase du chapitre apparaît comme une révélation (ou une confirmation) de l'angoisse existentielle qui mine Robert Maguire. Il s'agit là encore d'une belle étude de caractère. Le dernier chapitre apporte les réponses attendues, ainsi que d'autres constats sur l'absurdité de l'existence, sur les phénomènes arbitraires qui président à une vie.


Fabrice Colin & Sasha Goerg adaptent le roman de RJ Ellory vraisemblablement avec une certaine justesse, au vu du résultat très cohérent et plein de sensibilité. Le lecteur plonge dans un vrai polar, à la fois témoin d'une époque en filigrane, à la fois sondant l'âme humaine et les aléas de l'existence. Les 3 points de vue construisent une description de l'interaction entre la vie de 5 individus, profitant de dessins épurés conservant l'essentiel, avec le pouvoir extraordinaire d'indiquer l'existence de processus mental complexe, sans pour autant l'expliciter. Même sans la pirouette finale, le lecteur se retrouve confronté de plein fouet à l'absence de sens de la vie, au hasard arbitraire, à des trajectoires de vie d'individus se heurtant à l'impossibilité de maîtriser les circonstances de sa vie, à l'absence de justice immanente, à la déconnexion entre le ressenti intérieure et le comportement, à l'incommunicabilité.

Presence
9
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le 21 mars 2019

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