Il s'agit du premier tome d'une trilogie. Il est initialement paru en 2018, écrit par Maryse et Jean-François Charles, dessinés et peint par ce dernier. Ces époux sont également les auteurs des séries India Dreams,War and dreams, de récits en 1 tome comme L'herbe folle, et de récits avec d'autres dessinateurs comme Far Away avec Gabriele Gamberini.
Au temps présent, un individu pénètre tardivement dans un restaurant chinois appelé La rivière Li, alors que Biyu, une jeune femme, est en train d'y passer la serpillière. Il accroche son manteau et son chapeau au portemanteau et commence à commander. La patronne sort de la cuisine et lui indique que le restaurant est fermé. Il reste assis et lui indique qu'il a retrouvé Li et qu'il prendrait bien une bière chinoise. Le cuistot accepte de le servir et demande à Biyu d'abaisser le rideau de fer. La femme appelle deux autres membres de la famille pour qu'ils viennent écouter ce que le représentant de l'étude Dupont-Bedon de Mourmelon a à leur raconter. Il commence son récit en Chine dans les années 1920. Une enfant prénommée Li est emmenée par son oncle sur une barque vers la gare la plus proche. Frère Aîné l'a jouée et l'a perdue au jeu, au profit d'un individu appelé Zhang Xi Shun qui réside à Shanghai.
L'oncle dépose la jeune Li au train qui en voit pour la première fois, avec un écriteau autour du cou indiquant quelle est sa destination et à qui elle doit être remise. Débarquée à la gare de Shanghai, elle est repérée par un blanc (surnommé Tête de Rat) qui soudoie un policier pour qu'il aille la chercher et lui livrer. Tête de Rat viole Li, alors qu'elle est encore prépubère. Le policier qui avait détourné Li de son chemin vient la rechercher alors qu'elle gît sans connaissance. Il est accompagné de son supérieur hiérarchique qui sait lire et qui se rend compte qu'elle doit être livrée à Zhang Xi Shun, l'un des dirigeants de la triade appelée la Bande Verte. Il indique au policier qu'il doit héler un pousse-pousse et le payer de sa poche, avec l'argent qu'il a récupéré de Tête de Rat. Le pousse-pousse passe à côté d'une émeute en pleine rue, vite réprimée par la police. Il dépose Li à l'adresse indiquée, à la vue de Zhang Xi Shun. Ce dernier se souvient de la dette contractée par le fils de l'ancien préfet et ordonne que Li soit confiée à mère Soong. Accompagné ses hommes, il se rend ensuite dans l'une des plus importantes fumeries d'opium de Shanghai dont le responsable ne s'est pas acquitté de sa dette dans les délais.
La quatrième de couverture annonce clairement qu'il s'agit d'une trilogie et que le récit débute en Chine dans les années 1920 et se poursuit dans d'autres contrées dans les tomes suivants. Les auteurs ont pris le parti d'utiliser une introduction se déroulant dans le présent pour renforcer la perspective historique de leur récit annonçant dès le départ que Li a vécu plus de 80 ans, inscrivant l'histoire de Li dans une forme romanesque montrant son destin. Avec une telle séquence d'ouverture, le lecteur comprend que Li est le personnage central, mais que son premier rôle ne lui assure pas le devant de la scène. Elle apparaît dans 23 pages sur 58. Effectivement sa vie s'inscrit dans un contexte géopolitique et est façonnée par les événements historiques. À l'évidence, les auteurs ne peuvent pas retranscrire toute la complexité et la richesse de la situation de la Chine à cette époque, et des forces historiques qui ont mené à cette configuration. Ils ont choisi d'évoquer les prémices des bouleversements à venir par leur manifestation directe (une émeute, les trafics de la Bande Verte et leurs enjeux économiques, l'installation des soldats de Tchang Kaï-chek), ainsi que par les nouvelles qu'annoncent certains personnages, comme Aza Flore à Zhang Xi Shun dans le cabaret l'Orchidée Rouge. Ce mode narratif permet de conserver la fluidité de la narration sans l'alourdir par de pesants exposés historiques. En fonction de sa culture, le lecteur peut alors se retrouver tout aussi surpris que les personnages par des événements soudains qui apparaissent arbitraires, ou alors rattacher lesdits événements à ce qu'il sait de cette période historique. Les auteurs ont intégré 3 pages de notes après la dernière page de bande dessinée contenant des synthèses rapides sur les Guerres de l'Opium, Sun Yat-Sen, Tchang Kaï-chek, les eunuques, les Seigneur de la Guerre, le Kominterm, le Kouo-Min-Tang et les nattes. Ainsi le lecteur ignorant de l'époque peut trouver des éléments supplémentaires rapides à assimiler, ce qui peut éventuellement susciter en lui l'envie de consulter des ouvrages historiques spécialisés.
En outre, la reconstitution historique est également assurée par les dessins. Jean-François Charles détoure les formes avec des traits au crayon plutôt qu'encrés, ce qui conserve une forme de souplesse aux dessins, et ce qui évite que les couleurs soient enfermées ou écrasées par lesdits traits. De plus cela lui permet de conserver le noir comme une couleur à part entière, par exemple pour les costumes formels ou les tenues de soirée. L'artiste a trouvé un point d'équilibre épatant pour le niveau de détails, entre une grande précision, et une forme d'épure de certains éléments pour ne pas surcharger les cases. S'il y est sensible, le lecteur peut s'attarder sur les perles d'un rideau de séparation entre la salle et la cuisine dans le restaurant, sur le modèle de locomotive à vapeur, sur les clients et les prostituées de la fumerie d'opium (avec une description évoquant Les aventures de Tintin : le Lotus bleu 1934/1935, en plus adulte), sur les tableaux au mur dans la collection de Zhang Xi Shun, sur les caractéristiques des différentes rues de Shanghai, etc. Il peut aussi lire rapidement les cases et n'en retenir que l'impression globale des formes sans s'attacher à ces détails. Il absorbe les informations visuelles qui nourrissent la reconstitution historique : les tenues vestimentaires, les uniformes, les accessoires, les aménagements intérieurs, les véhicules, les différents lieux. La richesse des cases donne à voir cette époque de manière concrète, plus que les informations éparses sur les grands événements.
Grâce au naturel et à la rigueur des dessins, le lecteur éprouve la sensation de se retrouver aux côtés des personnages, qu'il s'agisse d'une course en pousse-pousse, d'une discussion intime dans la loge de la vedette d'un cabaret, ou d'un assassinat en pleine rue avec un pistolet mitrailleur et son chargeur caractéristique en forme de disque (marque Thompson, modèle 1921). En feuilletant après coup cette bande dessinée, le lecteur prend toute la mesure de sa richesse, du naturel de sa narration visuelle, et il se remémore les visuels marquants comme la barque glissant sur la rivière Li avec des masses rocheuses en arrière-plan, la dureté des conditions de voyage dans un wagon pour bétail, l'arraisonnement de la jonque sur le Yang-Tseu-Kiang, les scènes de foule dans la rue, ou encore les cadavres dans les décombres. Derrière une apparence un peu douce et lissée par une palette de couleurs pastel, les dessins représentent une grande diversité de personnages, de situations, d'actions, avec une facilité née d'un art consommé de la narration séquentielle. L'histoire elle-même réserve également de nombreuses surprises.
La jeune Li vit dans une période troublée où la valeur d'une vie humaine n'est pas très élevée, où des individus peuvent s'arroger un droit de vie et de mort sur des êtres humains réduits à l'état de choses dépourvues de droit. Cet état de fait apparaît dès la situation initiale de Li puisqu'elle a été perdue au jeu par un de ses oncles. Il s'aggrave encore avec son viol lors de son arrivée à Shanghai. Les auteurs ont choisi de ne pas montrer cet acte barbare sur une enfant, et de ne pas s'attarder sur les conséquences psychologiques. Pour autant le lecteur n'échappe pas à l'impact émotionnel de voir ce prédateur immonde s'en prendre à une enfant sans défense. Les auteurs privilégient donc le récit romanesque, presque d'aventures, sur le drame intimiste. Mais ces 2 traumatismes de Li établissent, sans doute possible, la cruauté des conditions de vie de l'époque. Le lecteur estime qu'il a bien compris le message et que le récit peut alors progresser en intégrant d'autres éléments. Il ne s'attend certainement pas à la discussion sur le processus qui fait d'un homme un eunuque en Chine. La force de ce passage (à nouveau dépourvu de dessins gore ou de description graphique) peut lui rappeler l'anecdote sur le malaise de Neil Gaiman écoutant Alan Moore lire les mutilations opérées par Jack l'éventreur sur ses victimes, un tour de force pour lecteur bien accroché.
Le lecteur qui connaît déjà ce couple de créateurs sait qu'il va bénéficier d'un voyage extraordinaire. Le lecteur qui le découvre peut ressentir une hésitation devant une apparence trop classique et un peu sage. Dans les 2 cas, il découvre un récit d'une richesse extraordinaire qui conserve une accessibilité et une fluidité exemplaire. Les dessins présentent une lisibilité parfaite, un pouvoir d'évocation épatant, un savoir-faire au service de la gestion de la densité de l'information. La narration visuelle recèle des trésors accessibles à tous les lecteurs grâce à sa simplicité. Le récit se présente sous une forme tout aussi classique : la vie d'une femme depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse en 3 tomes, traversant les bouleversements historiques. À nouveau le lecteur bénéficie de cette simplicité avec laquelle l'histoire est racontée. À nouveau il se rend compte qu'il peut lire cette bande dessinée au premier degré comme un roman sur le destin d'une femme, ou comme une évocation élégante d'une époque, lui rappelant des souvenirs, ou aiguisant sa curiosité sur le sujet. Il peut aussi prendre encore un peu plus de recul et considérer les conditions de vie décrites dans cette reconstitution historique, ce qu'elles disent de la nature humaine, établir une comparaison avec ses propres conditions de vie et réfléchir aux évolutions survenues, au fil de cette œuvre littéraire accessible à tous.