Si ça se trouve, vous aussi... vous finirez par aimer votre PC plus que tout.
Dans une société similaire à la notre, les ordinateurs ont désormais forme humaine et sont plus communément appelés des Persocom. Récemment arrivé sur Tokyo, Hideki, un jeune qui oscille entre ses études et son petit boulot, aimerait bien en faire l'acquisition, mais difficile au vu du prix onéreux d'en débusquer un à bon prix !
Cependant sa chance va tourner un soir où il découvrira un de ces Persocom dans un tas d'ordures. Après avoir ramené chez lui l'ordinateur à l'allure d'une jeune fille, il l'activera, mais le mystérieux androïde ne sait dire que "Chii" .
À cet instant, l'étudiant ignore encore que cette rencontre bouleversera sa vie et sa vision sur les Persocom à tout jamais.
L'homme et la machine
Lorsqu'on dit auteur de manga, difficile de ne pas penser à CLAMP, collectif constitué de quatre mangaka féminines. Et si le nom ne vous dis rien, sachez qu'il ne s'agit pas moins du groupe qui a donné naissance à des œuvres telles que Card Captor Sakura, Tsubasa RESERvoir CHRoNICLE ou encore X. Bref, des titres loin d'êtres méconnus et qui encore aujourd'hui sont considérés comme des classiques. Ainsi outre son nombre faramineux d'œuvres, il est à souligner que le groupe parvient à chaque fois à se renouveler dans des genres et styles très différents, passant du shôjo classique, au magical girl, mais aussi à beaucoup d'autres genres qui font de leurs œuvres des espèces d'outsider dans le milieu. Aujourd'hui nous allons nous intéresser à l'un de leur manga à succès qui si il peut paraître des plus classique à première vue, demeure intéressant à décortiquer lorsque l'on s'y attarde en profondeur. Sur ce, il est temps de parler de Chobits !
Nous sommes dans une société où il existe les Personal Computer, des Persocom pour simplifier et qui au contraire des ordinateurs traditionnels ont une apparence humaine. Ainsi tout comme les nombreuses marques et modèles que possèdent les ordinateurs, les Persocom varient aussi, que ce soit leur physique, leur spécificité ou encore leurs composants, en bref tout ce qui forme le "corps" d'un ordinateur ! C'est donc dans ce quotidien que nous faisons connaissance avec notre héros Motosuwa Hideki qui lui aussi désirerait posséder un de ces fameux ordi mais qui, faute d'argent, ne peut que les voir qu'à travers les vitrines. Cependant tout semble changer lorsqu'il trouve un beau jour une de ces machines jetée aux ordures qu'il récupérera et finira par activer. Mais au contraire des ordinateurs traditionnels, l'ordi ne semble contenir aucune spécificité et se contente de dire "Chii".
C'est ainsi que l'on va suivre le quotidien d'Hideki et de son Persocom baptisé Chii (Tchii en VF) qui très vite va attirer la convoitise de nombreuses personnes. Un synopsis assez basique à première vue mais qui pourtant démontrera très vite qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un scénario qui part dans tous les sens pour faire un bon manga ! En effet, le titre cachera une grande richesse, abordant des thématiques et ses messages qui sont quasi-visionnaires pour l'époque et plus que d'actualité vingt ans plus tard ! L'histoire suivra ainsi la relation grandissante d'Hideki avec Chii, une relation qui le poussera à élargir sa vision sur les ordis mais aussi sur son entourage qui aura lui aussi plusieurs avis sur la question des Persocom en raison de ces androïdes qui font désormais partie du paysage quotidien. De plus, outre cette relation, Chobits nous conte aussi une intrigue plus mélancolique poussant au questionnement sur l'humanité. Qu'est ce qu'être humain ? Saigner, éprouver des sentiments, posséder la capacité d'aimer ? Une question qui trouvera une réponse dans le climax de l'œuvre signant une fin plutôt classique mais malgré tout émouvante.
Quand la machine prend la place de l'humain
Ainsi, c'est via le questionnement qu'il amène sur les machines que le manga nous dévoile toute sa force. Il parvient à nous amener à une analyse mettant en parallèle le récit du manga et la réalité d'aujourd'hui qui est elle aussi, bien que dans une moindre mesure, composée d'androïdes.
CLAMP débute donc son manga en 2000 pour le terminer en 2002, l'époque du nouveau millénaire qui pour tout les aficionados de science-fiction signifiait l'arrivée des voitures volantes, les voyages temporels, les robots parlants, bref des clichés multiples mais qui aujourd'hui encore prêtent à sourire tant ils paraissent toujours aussi improbables de nos jours. Et pourtant, là où la réalité rejoindra tout de même la fiction, c'est sur l'innovation faite autour de l'Intelligence Artificielle au fil des décennies. Bien que nos ordinateurs soient encore des boîtes rectangulaires, dans certains endroits du Japon, les androïdes commencent bien à prendre la place des humains comme les hôtels où on peut les voir en hôte d'accueil ou bien dans les foyers où il est possible d'entreposer des IA holographiques qui vous tiennent artificiellement compagnie. Il y a même des spots publicitaires vantant ces IA qui se comportent comme une femme au foyer, indiquant d'un ton cordial au propriétaire quel temps il fera demain, ou ayant la capacité d'allumer les lumières ou le chauffage toute seule. On voit quelques objets qui s'en rapprochent en France mais on en est encore au stade du robot compagnon de jeux ou encore du robot serveur, rien de plus.
Et évidemment, qui n'a pas entendu parler des love dolls, ces poupées faites pour satisfaire physiquement les hommes et qui existent en de nombreux modèles avec bon nombre de tenues et traits physiques faits pour toucher le plus grand nombre de personnes. Je ne suis pas là pour dire si c'est bien ou non, mais à travers ce manga, Chobits traitait déjà de ces "errements". Le fait que les hommes préfèrent les filles virtuelles aux filles faites de chair et de sang est devenue aujourd'hui une vraie question sociétale au Japon, notamment depuis l'avènement des idols avec même des groupes constitué parfois entièrement de personnages en 2D comme ceux de Love Live! ou bien plus simplement avec la chanteuse vocaloïd Hatsune Miku, une "fille" entièrement virtuelle et qui compte pourtant autant de fans qu'une chanteuse ordinaire, si ce n'est même plus.
Dans son histoire, Chobits retracera ainsi toutes les dérives liées à l'apparence humaine offerte par ses ordinateurs des temps nouveaux. On peut notamment penser à cette séquence brillante où Chii, à la recherche d'un travail, va se faire aborder dans la rue et ainsi se retrouver à devoir faire un "camshow" où les hommes paient afin de la voir se déshabiller et plus encore. C'est une histoire qui bien qu'elle semble insensée est en réalité loin de l'être puisqu'il existe effectivement des personnes dans notre réalité qui vivent avec des love dolls ou simplement vivent un "amour" factice avec des idols voire des personnages fictifs. On pourrait également citer dans ce registre ces nouvelles IA connectées au foyer qui parlent d'une manière féminine telle une femme à son mari. Certes cela paraît risible mais au final cette frontière entre réel et "robotique" est en train de disparaître, et ce que Chobits posait comme question de manière indirecte dans son récit apparaît aujourd'hui comme prophétique car nous sommes désormais en plein dans ce contexte d'Hommes VS Machines.
Cela est d'autant plus prononcé au Japon où la baisse de la natalité est un problème récurrent depuis déjà des années. Cela s'explique entre autre par les jeunes qui ne cherchent plus à avoir de petit(e)s ami(e)s, les femmes qui veulent désormais se consacrer à leur carrière, ou encore la culture du mariage qui là-bas se fait de préférence avec une personne "sûre" plutôt qu'avec une personne que l'on aime profondément. De plus avec ces love dolls et autres robots sexuels - certes destinés à une tranche plus limitée de personnes en raison du prix onéreux - qui agissent et sont faits pour "accueillir" le désir (principalement de l'homme, les robots masculins étant inexistants), pourquoi s’ennuyer à draguer une véritable femme et chercher à comprendre ce qu'elle ressent alors qu'il suffit désormais d'acheter une machine que l'on peut activer ou désactiver selon notre envie ? C'est, je pense, un problème qui mérite de l'attention et qui est d'ailleurs soulevé dans ce manga, malheureusement de manière peut-être encore trop légère.
Enfin je reviendrai sur le thème de l'humanité, une thématique que l'on avait déjà abordé dans notre critique de NierR:Automata et qui ici revient tout au long du manga au travers de la relation entre Chii et Hideki. Tous ces Persocom ressentiront des émotions, en particulier Chii qui sera interpellée par une série de livres dont le contenu la poussera à s'interroger sur ce qu'elle ressent. Des émotions bien réelles, que ce soit les sentiments agréables comme la joie ou l'amour, mais aussi des sentiments plus douloureux comme la tristesse, la colère ou la jalousie dont elle prendra conscience petit à petit. De nombreux sentiments qu'elle décrira, ce qui lui permettra de se familiariser avec et ne la feront paraître que plus humaine. De quoi se poser la question : "Qu'est-ce qu'être humain au final ?" Sommes-nous nous-mêmes sûrs d'être humain ? Les robots et androïdes que nous construisons seraient-ils les futurs "humains" de demain ? Évidemment nous entrons dans des questions purement philosophiques qui ne trouveront peut-être jamais de réponses car la technologie n'arrivera peut-être jamais jusque là. Pour autant cela n'empêche pas qu'elle continue d'être en évolution constante, comme on a pu le voir avec les exemples ci-dessus.
Du point de vue de la machine
Ceux qui apporteront tous ces questionnements seront donc les personnages, tous différents mais ayant chacun un affect particulier avec les Persocom qui permettront chaque fois d'aborder une thématique ou un dilemme propre à l'être humain. Nous pouvons déjà citer notre personnage principal, Hideki, un étudiant assez lambda et classique ne comprenant pas comment on peut tomber amoureux d'une machine. Néanmoins sa vision s'élargira à travers son quotidien avec Chii qui au fur et à mesure qu'elle s'"humanisera" va peu à peu venir briser la barrière, celle de l'amour entre l'homme et la machine. Bien qu'il lui soit impossible d'aimer Chii "entièrement" - étant donné que son bouton d'activation se trouve dans sa zone intime au contraire des autres Persocom dont le bouton se trouve sur le haut de l'oreille -, Hideki sera néanmoins prêt à tout accepter pour elle. Au-delà d'une histoire d'amour, Hideki apporte avec lui un message de haute tolérance expliquant que l'amour n'est pas que physique ou visuel, mais se trouve aussi au sein des petites choses simples du quotidien mais qui pour l'autre valent beaucoup, et c'est cela qui le séduira dans sa vie aux côtés de Chii. Un personnage ainsi basique mais qui évolue afin de délivrer un très beau message.
On retiendra également Minoru, un petit génie encore au collège et déjà spécialisé dans les Persocoms qui consulte souvent les réseaux de fans qui leurs sont dédiés sur le net, bref un vrai petit geek assoiffé de connaissance et qui possède pas loin de 7 Persocoms. Mais il s'avère très vite que le jeune homme, au contraire des autres détenteurs de Perscom, traite ses machines de manière assez froide, excepté l'une d'entre elles, Yuzuki, dont les données ont en fait été programmées pour qu'elle ressemble à la soeur aînée disparue du garçon. Minoru est pour moi l'un des personnages les plus intéressants, car au lieu d'accepter la mort de sa sœur, celui-ci a tenu à la faire survivre au travers d'un androïde, tout cela en gardant pourtant parfaitement à l'esprit qu'il ne s'agit pas d'elle. Je trouve que cette relation est l'une des plus touchantes car la mort est une épreuve qui nous concerne tous, mais si un jour il est possible d’avoir un robot auquel on peut transplanter toutes les "traces numériques" qu’un membre de notre famille, que ferions-nous ? Agirait-on comme Minoru ou au contraire, rejetterions-nous cette technologie quitte à accepter la douleur de cette séparation ?
Un autre homme qui a traversé une grande histoire avec un Persocom n'est autre qu'Ueda qui pour sa part a vécu une relation d'amour avec son Perscocom et ce, jusqu'à sa "fin". À travers son histoire, on ressent non pas la relation d'un homme avec une machine mais bien celle d'un véritable couple, et c'est en ça que l'histoire est troublante, en particulier lors de sa fin où les bugs dont est victime sa "compagne" ne seront pas sans rappeler la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson. Ainsi jusqu'au bout, cet homme tient à ce Persocom quitte à accepter de la laisser "partir", alors que techniquement il pourrait simplement la rebooter, mais alors ce ne sera plus la même personne de son point de vue. Là-encore, on aura donc une histoire atypique puisque l'homme ici présent sera réellement en deuil, montrant là-aussi que l'amour peut se trouver sous différentes formes.
Enfin je mentionnais le fait que les hommes semblaient préférer les femmes faites de composants et non plus de chair et de sang, et difficile pour la petite Yumi de prétendre le contraire ! Yumi est une jeune fille qui apparaît dès les premiers chapitres. Amusante, attachante, et plaisant bien à Hideki, Yumi semble être l'héroïne déjà vue et revue dans bon nombre d'œuvres. Cependant dès lors qu'elle apprendra qu'Hideki a trouvé un Persocom, la jeune fille habituellement si joyeuse deviendra tout à coup plus distante et plus mélancolique, questionnant fréquemment Hideki sur ce qu'il pense de Chii, sans qu'il ne comprenne où elle veuille en venir. Une relation que Yumi verra se développer de loin et qui comprendra alors bien vite que les femmes ne peuvent rivaliser contre les Persocom au vu de la perfection qu'ils peuvent incarner comparé aux véritables humains, une douleur qu'elle finira par laisser exploser. Tel un cri du cœur, Yumi se révoltera contre ces machines contre qui elle ne cesse de lutter mais où elle se voit finalement toujours vaincue. Un message fort donc, mais qui perdra malheureusement en intensité au vu de son happy ending, ce qui je trouve est regrettable au vu du propos global de l'œuvre, mais également en raison de sa relation naissante avec un personnage, qui, peu importe sous quel angle on peut la voir, demeure malsaine.
Vous l'aurez compris mais tous les personnages seront immédiatement attachants, que ce soit Shimbo, le meilleur ami d'Hideki qui cherchera lui aussi à vivre une autre forme d'amour interdit, ou encore Dragonfly un féru d'informatique et de Persocom un peu trop zélé, difficile de ne pas s'attarder sur leurs histoires qui demeurent toutes émouvantes, la palme revenant à Chii qui aura un développement constant tout au long de l'œuvre. Car bien que l'on aurait pu craindre qu'elle ne soit que l'outil à fan service au vu des premiers chapitres, cette impression s'estompera bien vite pour laisser place à un personnage presque aussi humain que les autres protagonistes de l'œuvre.
Un style classique mais indémodable
Au niveau global de l'œuvre, on ne peut que saluer le dessin aux traits très fluides dès les premiers chapitres, ainsi que les chara designs assez ordinaires pour nos protagonistes humains et plus atypiques pour les robots comme celui de la petite Sumomo, ou bien celui de Chii qui lui est plus gracieux. La composition des cases est bien structurée, mention au livre d'images que lira Chii possédant une ambiance beaucoup plus mélancolique malgré un dessin pourtant beaucoup plus enfantin. Et bien que le découpage des cases du manga reste habituellement assez classique, il se modifie lors de ces fameuses séquences de lecture du récit de Chii où le manga habituellement coloré laisse place à une ambiance plus sombre où l'humour pourtant omniprésent dans l'œuvre préfère disparaître. Bref encore une fois, CLAMP excelle dans l'art de découper ses cases afin d'instituer une ambiance précise et ainsi d'immerger le lecteur dans son histoire.
Enfin un mot sur les différentes éditons du manga. Chobits a connu en tout 3 éditions en France, toutes par l'éditeur Pika. La première édition simple en 8 volumes date de 2002 avec un une couverture assez simple tout comme l'édition entièrement blanche permettant de ressortir à travers les titres d'une bibliothèque. Notons que sous son air sobre, l'édition est en réalité assez travaillée puisqu'elle possède non seulement un format un peu plus grand que la moyenne et des couvertures cartonnées, mais également des pages couleurs pour la liste des chapitres en début de tome ainsi qu'une petite carte postale bonus représentant à chaque fois un personnage. La série sera ensuite rééditée en format double de 4 tomes en 2011. Peu de choses à dire sur cette réédition qui en dehors des nouvelles couvertures sera similaire à l'édition originale. Enfin, plus récemment, à l'occasion du 30e anniversaire de CLAMP, Pika décide de rééditer toutes les séries du collectif, la réédition en tomes simples de Chobits arrive donc en 2020. Cette nouvelle réédition propose de nouvelles couvertures et un papier de meilleure qualité, délaissant les couvertures blanches pour des couvertures aux contours argentés à l'intérieur desquels figurent de nouvelles illustrations représentant Chii. Des couvertures plus modernes mais qui je trouve font disparaître l'ambiance rêveuse et mélancolique que dégage le récit, surtout en comparaison de celles de la première édition. Enfin la traduction également a été reprise et demeure de bien meilleure qualité également avec plusieurs phrases mieux tournées, rendant le titre encore plus agréable à lire qu'il ne l'était déjà.
« Chii ! »
Pour conclure, Chobits est un manga qui s'il a toujours été agréable à lire se voit d'autant plus enrichi lorsqu'on le relit une fois adulte au vu des nombreux messages que souhaite transmettre le titre.
C'est une œuvre dont les premiers chapitres pourront d'abord laisser croire à une intrigue très simpliste. Et en effet, il sera difficile de défendre ce point puisque le scénario en global ne fera intervenir apparaître aucune menace véritable. Cependant à travers son ton mélancolique et ses personnages creusés, tel Hideki qui cherchera à élargir sa vision sur les machines ou Chii qui cherchera à comprendre ce que sont ses "sentiments", le manga recèle de biens des qualités cachées, et tel un rêve, on y revient toujours afin d'en décrypter toutes ses significations.
Ainsi malgré une intrigue banale aux premiers abords, Chobits est au final un manga audacieux. Sans doute loin d'être l'un des plus mémorables de la longue liste de titres réalisés par CLAMP mais qui malgré tout est en réalité bien plus riche qu'il n'y paraît.