Ce tome fait suite à Claudia - Tome 04: La marque de la bête (2010) qu'il faut avoir lu avant. Dans la mesure où il s'agit d'une histoire à suivre, il faut avoir commencé par le premier. Il est initialement paru en 2021, publié par les éditions Glénat. L'histoire a été écrite par Pat Mills, dessinée et encrée par Franck Tacito. La mise en couleurs a été réalisée par SLO, et la traduction a été assurée par Jacques Collin. Cette série est dérivée de la série Requiem d'Olivier Ledroit & Pat Mills. Ce tome peut se lire sans avoir lu la série Requiem.
Dans une belle demeure familiale de Gipperswick en Angleterre en 2002, Carly Blackwell est assise sur le rebord d'un lit dans sa chambre, en train de feuilleter un album photo de sa mère. Son ami Jim lui fait observer qu'il est temps de partir pour ne pas être en retard à sa fête. Elle lui montre plusieurs pages de l'album car plusieurs photographies sont troublantes. Pour commencer, sa mère lui a toujours décrit ses grands-parents allemands comme des aristocrates prussiens vivant dans un château, mais visiblement lui était conducteur de locomotive et il est mort pendant la guerre. Sa grand-mère est venue vivre en Angleterre avec Claudia, des immigrées clandestines vraisemblablement. Elle était femme de chambre chez des aristocrates. Mais une photographie montre qu'elle avait certainement d'autres attributions : soubrette en tenue sexy soumise au regard lubrique de plusieurs hommes. Dans la photographie suivante, maman Claudia et le fils du maître de maison: elle devait l'appeler monsieur. La grand-mère devait vraiment bien s'entendre avec le propriétaire parce qu'il a payé des études très coûteuses à Claudia. Page suivant : la voilà au début des années soixante, et il est indiqué au dos de la photographie qu'il s'agit de Kristine Keeler à côté d'elle. Jim sait de qui il s'agit : la mondaine qui a fait tomber le gouvernement britannique.
Page suivante, plusieurs photographies montrent Claudia à la piscine de Cliveden d'où a éclaté le scandale Profumo. Au dos, une inscription : Chrissie n'était pas la seule. Puis Milo Dupuis l'a embauchée dans son magasin d'antiquités, avant que ça ne devienne un salon de coiffure. Sur la photographie, Milo se tient derrière Claudia, tous les deux dans des costumes collants de cérémonie macabre : Carly se dit que sa mère avait dû se joindre à une troupe de théâtre. La collection de photographies continue montrant Sean, un bel homme, assis sur le capot de sa voiture de sport puis embrassant Claudia, puis allongé avec un trou dans la tête alors que Claudia tient un revolver encore fumant, certainement une mise en scène dans le cadre d'une pièce de théâtre amateur,. La suite de l'album montre Claudia voyageant en Inde en tenue hippie, en Californie sur les genoux de Charles Manson, et enfin en Angleterre où, Milo étant mort, elle a transformé le magasin d'antiquités en salon de coiffure. Vient une photographie de groupe : Claudia entourée de sir Cecil Molson, lord Victor Bradley, les époux Hamilton-Marshal, le colonel Ogilvy Smythe et son épouse Pamela, la meilleure amie de Claudia. Puis une photo de Claudia tenant Carly nourrisson dans ses bras.
Le lecteur n'y croyait plus : onze ans écoulés depuis le tome précédent et contre toute attente un tome 5 qui reprend là où s'était arrêté le 4. Du coup, il se rend directement à la dernière page en espérant à demi trouver le mot fin. Perdu : il découvre un petit cartouche contenant les mots À suivre… Bonne surprise : ce nouveau tome est réalisé par les créateurs initiaux de la série qui ont réalisé tous les autres tomes. Pat Mills revient pour poursuivre l'histoire de Claudia, ce chevalier vampire, vivant sur la planète Résurrection, dans la dimension de la vie après la mort. En parallèle, il montre comment sa fille Carly retrouve des témoins du passé sur la vie de sa mère. Il est impossible de savoir si le scénariste a recalibré son histoire en fonction du nombre de tomes négocié avec l'éditeur et avec le dessinateur. Toujours est-il que ce chapitre commence avec l'histoire personnelle de Claudia. Il se déroule en 2002, et les images laissent à penser que les photographies de l'album de famille datent de la fin des années 1940, ce qui voudrait dire que Claudia avait autour de 40 ans quand elle a eu sa fille dont le vingt-et-unième anniversaire dans quelques jours. Le lecteur apprend ainsi le vrai nom de Claudia von Manstein : Maria Schmidt. L'évocation de différents moments de la vie de Claudia/Maria emmène le lecteur dans des endroits variés : Franck Tacito est totalement impliqué de la première page à la dernière, avec des cases descriptives très détaillées et peut-être un peu plus agréables à l'œil avec des traits de contour moins cassants, moins anguleux.
La tâche de l'artiste est immense. Il met en images une série dérivée et il doit réussir à reproduire une partie des caractéristiques et de l'ambiance de la série mère, or celle-ci est dessinée par un artiste hors pair, réalisant des pages hors norme, d'une densité hallucinante, avec des visions dantesques. L'intensité du souffle gothique et épique n'est pas aussi élevée dans ces pages, mais il est bien présent, et l'esprit de la série Requiem est respecté. Dans un premier temps, Tacito réalise des planches mettant en scène Carly et Jim qui se tient dans son dos, avec des images fixes comme photographiées de Claudia à différents moments de sa vie. Le lecteur est animé d'une curiosité similaire à celle des tourtereaux pour en apprendre plus sur la vie du personnage principal. Il regarde dans le détail chaque lieu, chaque personnage, chaque tenue vestimentaire, chaque accessoire, comme s'il était lui-même en train d'examiner les photographies. Il en mesure d'autant mieux la densité de détails, et il détecte une saveur de second degré discret dans les attitudes parfois artificiellement posées, ou très étudiées. Il se rend compte que cette saveur entre en résonnance avec l'incroyable naïveté dont font preuve les promis. Prise une par une, chaque situation peut être expliquée par un concours de circonstance plus ou moins probable, mais cumulées elles deviennent un faisceau de preuves qui ne peut pas laisser place au doute. À l'évidence, les créateurs se moquent franchement de ces oies blanches, et le lecteur se rappelle qu'il s'agit d'une série qui ne fait pas dans la dentelle, mais plutôt dans l'exagération grotesque, morbide et malsaine.
À l'issue de cette première séquence, le récit revient à la créature qui donne son nom à la série et à Gippeswick en Angleterre, mais en 1657. Même après plusieurs mois ou plusieurs années, le lecteur se souvient parfaitement de la situation inconfortable dans laquelle il avait laissé Claudia : allongée et entravée sur un plancher, avec un plateau chargé de lourdes pierres, posé sur le corps. Dès la planche 9, le lecteur a une vision de Claudia totalement nue, dès la planche 10 le massacre a commencé. Dès la planche 12, la matière cervicale s'échappe d'une boîte crânienne fracassée. Il faut juste patienter jusqu'à la planche 27 pour se retrouver dans l'exubérance visuelle de Résurrection, en Draconie. Tout est bien là, représenté également dans le détail avec un entrain communicatif : le costume moulant de cuir rouge de Claudia avec des talons aiguilles impossibles et un motif de croix au niveau du pubis, la démesure primale des loups garous avec des pointes métalliques sur leur harnais, le faste de la salle à manger de sire Mortis avec un luxe de détails incroyable pour représenter son aménagement et son ameublement, l'escalier extérieur monumental qui mène jusqu'à l'entrée avec un statuaire colossal, elles aussi représentées avec minutie, etc.
Même le lecteur le plus accro à Olivier Ledroit finit par se laisser emporter par la narration visuelle de Franck Tacito. Son découpage de planche est plus sage, majoritairement des cases rectangulaires, avec ou sans bordures, quelques inserts, quelques fondus entre deux images, régulièrement une case plus grande servant de fond à toute la page, sur laquelle les autres cases sont posées. Les planches 2 à 6 sont découpées selon une grille de 3 par 3, ce qui correspond bien à l'impression donnée en regardant une photographie après l'autre, ce qui n'empêche pas qu'il puisse y avoir une continuité visuelle sur les 3 cases d'une même bande, par exemple quand Claudia est dans la piscine en planche 3. Lorsqu'elle descend dans le sous-sol du salon de coiffure, Tacito utilise également les tampons cabalistiques en surimpression comme Ledroit dans Requiem. En planche 10, Claudia envoie valdinguer les pierres qui l'écrasent, et l'artiste utilise des cases en insert de part et d'autre pour montrer leur impact. En planche 16, le lecteur découvre un dessin de Claudia comme si c'est lui qui le tient à bout de bras, avec ses deux mains. En planche 38, Claudia se jette sur un gigantesque loup garou tenant fermement son épée devant elle, et le lecteur a presque un mouvement de recul sous le choc de l'impact.
Pas de doute, cela valait le coup d'attendre 11 ans pour retrouver le dessinateur aussi en forme. Pat Mills n'est pas en reste. Une fois qu'il a capté la fibre d'humour grotesque, le lecteur peut alors relever les attaques du scénariste, celles-ci étant très appuyées : la mère qui a instrumentalisé sa fille pour son profit, les gourous meurtriers avec Charles Manson (1934-2017), les riches qui peuvent agir au-dessus des lois, la concupiscence hypocrite des hommes d'église taraudés par leur sexualité réprimée, la construction d'une identité factice par la méthode Coué, l'éducation par les châtiments corporels jusqu'à ce que ça rentre, le corps de la femme comme objet, les crimes immondes dans les camps de concentration, l'addiction à une substance (ici Sire Mortis accro au sang), la force irrépressible de la pulsion sexuelle sans entrave. De temps à autre, le lecteur prend conscience que derrière l'outrance, le scénariste met en scène des thèmes plus subtils comme l'émancipation totale de Claudia Demona, ou la puissance du refoulé et du déni avec la différence entre les prêtres pédophiles et la conscience de sire Mortis d'être un monstre.
Pat Mills & Franck Tacito sont de retour et ce n'est pas juste une affaire de sous. Ils sont aussi investis l'un que l'autre dans leur récit, à la fois la narration visuelle déchaînée, à la fois les situations et les comportements morbides et grotesques, pour évoquer les pires penchants de l'humanité, sans concession, mais avec une dose d'humour noir.