Ce tome est le quatrième d’une tétralogie formant une histoire complète ; il fait suite à Conquistador, tome 3 (2013). Sa première édition date de 2015. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Xavier pour les dessins et Jean-Jacques Chagnaud pour les couleurs. Il s’agit de la même équipe de créateurs qui a réalisé la série en huit tomes : Croisade parus de 2007 et 2014. Il comprend cinquante-deux pages de bande dessinée.
En 1520 dans le bassin de la Huerde. Les guerriers de l’empereur Moctezuma progressent en silence dans la jungle. À leur tête se trouve Barbo Bezan, accompagné de son fidèle Zampero. L’homme de Dieu est prêt pour les carnages. Les carnages, c’est sa messe quotidienne. Cette fois-ci, il est aidé par l’ancien guerrier Hibura, banni par sa tribu, traître à son clan. Mais Mezago est inquiet, comme désorienté alors qu’il pénètre dans le village par un pont de bois sur pilotis. Le village semble désert, rien ne bouge, rien ne s’entend. Où donc sont-ils partis, ceux qu’il appelait autrefois ses frères ? Ont-ils pris la fuite, ont-ils été prévenus de la venue de Barbo Bezan ? Celui-ci a rejoint Mezago et c’est toute la troupe, à présent, qui s’enfonce dans le village. Le regard des guerriers fouille le sol à la recherche d’indices. Jusqu’à ce que Mezago repère un Tichum au pied d’un arbre. Alors la mémoire lui revient… Trop tard cependant !
Les membres de la tribu Hibura perchés dans les arbres jettent des calebasses à la tête des guerriers. Puis les autres hommes armés de la tribu sortent de la jungle et passent à l’attaque, poussant leur cri de guerre, avec Hernando del Royo à leur tête. Ce fut donc le carnage, mais pas comme l’avait prévu Barbo Bezan. Ils n’avaient aucune chance devant celui portait le signe de l’Oqtal. Même si tous pouvaient parfois se laisser surprendre, del Royo étant attaqué par un petit singe. Il a vite fait de le retirer de ses épaules et de le jeter au loin. Le singe s’en va regagnant l’abri de la jungle, et s’arrêtant dans les sous-bois : un jaguar sort des fourrés pour l’attaquer toutes griffes dehors. Dans le village, le combat se termine déjà. Il ne reste que Tzilli, une jeune femme Hibura, affrontant le grand guerrier Mezago. Un combat inégal au départ… Sauterelle, le mari de Tzilli, veut s’avancer pour s’interposer, mais Hernando del Royo le retient par le bras. Il commente : il se fatigue, elle est trop rapide, trop vive pour Mezago. En effet, elle parvient à lui asséner un coup fatal. Del Royo lui dit que l’ancienne captive s’est transformée en une redoutable guerrière. Tzilli rétorque qu’il suffit de rendre la liberté à une femme, et elle montrera ce qu’elle vaut. Et puis elle a une revanche à prendre sur les tyrans qui oppriment son peuple. Le prêtre espagnol Barbo Bezan est amené devant del Royo et forcé à s’agenouiller. Il leur dit qu’ils n’ont aucune chance de gagner car Diego Velázquez de Cuéllar se tient aux côtés de Moctezuma, et il veut unir deux mondes dans une même vérité.
Dernier album de la série, le lecteur sait que l’intrigue doit reprendre le chemin qui mène à la grande Histoire officielle. En fonction de sa familiarité avec cette époque et ces personnages historiques, il sait déjà ce qu’il va advenir de Cortès, de Moctezuma et des Aztèques. Si c’est le cas, il va de surprise en surprise, en tout cas il ne retrouve pas exactement ce à quoi il s’attendait : le trésor s’est volatilisé de Tenochtitlan, l’empereur semble mourir sur le champ. Cuauhtemoc (ou Cuauthémoc) fait son apparition, et la Noche Triste a bien lieu le 30 juin 1520. Cortés en réchappe, quant à Moctezuma… L’intrigue prend donc des libertés rendues possibles par la licence artistique. La motivation du scénariste n’est pas de faire œuvre de reconstitution historique, plutôt de raconter une histoire autour d’un thème principal, en gros le choc des cultures, en mettant à profit les circonstances historiques, mais sans se tenir obligé de respecter la véracité historique, comme il l’avait déjà fait dans la série Croisade, comme il avait commencé à le faire dans la série Double Masque (2004-2013) avec Martin Jamar, avant de se raviser. Suivant sa sensibilité sur un tel parti pris, le lecteur appréciera plus ou moins.
Dans le même temps, le scénariste mène à bien chaque fil narratif attaché à un personnage en particulier : le devenir de Cortés et de Moctezuma, les deux personnages historiques majeurs, celui de Diego Velázquez de Cuéllar, de la Malinche, celui des personnages fictifs comme la capitaine Catalina Guerero, Sauterelle et son épouse Tzilli, le prêtre Barbo Bezan et son compagnon Zampero, Mezago le banni, et bien sûr le personnage principal Hernando del Royo avec ses capacités extraordinaires. Ce dernier fait allusion au destin de Fernando Cortés de Monroy Pizarro Altamirano : l’Histoire retiendra son nom. Ils se croisent et se rencontrent dans Tenochtitlan et dans la jungle, se combattent ou s’allient, se trahissent parfois. Le trésor des Aztèques attise à nouveau la convoitise des Espagnols. Les alliances avec Cortés constituent des enjeux forts, à la fois dans le camp même des Espagnols qui sont divisés, et dans le camp de Moctezuma qui doit faire face à des tribus qui contestent son autorité. Dans cette configuration d’invasion par les Espagnols et de règne contesté, les destins individuels sont à la merci d’un changement d’allégeance, d’un assassinat pour intérêt politique ou stratégique, d’une exécution sommaire, d’un coup du sort pendant une bataille, etc.
En termes d’affrontement, le dessinateur met en scène deux batailles mémorables. La première se déroule en quatre pages et se termine par un combat singulier en une page. Le lecteur retrouve la formidable complémentarité entre les éléments détourés par un trait encré, dessinés de manière traditionnelle, et la mise en couleurs qui accomplit plus que sa mission classique. En plus de donner une impression proche de la réalité de la couleur de chaque élément, de participer à la distinction de chaque élément détouré en leur donnant des teintes différentes, de rendre compte de la luminosité et de la qualité de la lumière, d’ajouter des textures végétales ou de matériau, de rehausser les reliefs par des variations de nuance, elle s’approche par endroit d’une mise en couleur directe : par des teintes appliquées à des formes vagues en arrière-plan agissant comme un rappel des décors dessinés dans les cases précédentes en en reproduisant l’impression qu’ils donnent, et par endroit en ajoutant des formes comme les plis de la toile d’une tente, les pourtours des pierres d’un mur, la forme des nuages, la sensation de l’orage, le rayonnement du soleil au travers d’un voile de brume matinale, etc.
Dans ce premier combat, l’artiste montre la progression précautionneuse des soldats de l’empereur arrivant aux abords du village Hibura, dans des cases de la largeur de la page, incitant le lecteur à rester sur ses gardes, et à jeter lui aussi un coup d’œil de gauche à droite. Le combat est rapide et brutal, primaire. La seconde bataille correspond à la fuite des Espagnols pour sortir de Tenochtitlan, qui se transforme rapidement en un sauve-qui-peut généralisé. Cela donne lieu à une séquence de sept pages avec une construction spécifique. Pour commencer, c’est le retour des liserés noirs autour des cases, au lieu des gouttières blanches traditionnelles. Ensuite, la disposition des six premières planches est conçue à l’échelle de trois doubles pages. Le tout baigne dans une lumière grisâtre du fait de l’orage. Une représentation immersive de la confusion, du bruit et de la fureur d’un combat mêlé à une fuite, se déplaçant. Tout du long de ce dernier tome, le lecteur se délecte de la qualité élégante de la narration visuelle : le petit singe qui se retrouve face à un jaguar, le duel entre Mezago véritable montagne de muscle et Tzilli vive et longiligne, la vue générale sur Tenochtitlan à la tombée de la nuit, une ville sinistre et hostile, la montée de l’escalier interminable d’une pyramide à degré, l’entrée des soldats pas rassurés de l’armée de Cortés dans Tenochtitlan, les parures des tenues de la famille de l’empereur avec ce magnifique bleu turquoise, Cuauhtemoc brandissant une tête tranchée dans sa main gauche, la jungle, ses chutes d’eau, sa végétation luxuriante, etc.
Le lecteur parvient à la dernière page et contemple le nouveau statut de Hernando del Royo. Il est l’Espagnol qui est allé le plus loin dans l’intégration sur cette terre étrangère. Il se souvient de la série Croisade qui amenait Gauthier de Flandres à reconsidérer ses valeurs en faisant preuve d’ouverture d’esprit vis-à-vis de celles du pays étranger dans lequel il se trouve. Del Royo a fait de même poussé par les circonstances. Il a subi une épreuve initiatique dont il ne mesurait pas la portée, en mangeant des racines de l’Oqtal, en ingurgitant la chair d’un dieu local : il a croqué dans la pomme, il a mangé du fruit défendu et la connaissance lui est venue. La métaphore fonctionne bien dans le déroulement de ce récit puisqu’il acquiert une forme de pouvoir qui découle directement du fait d’être habité par une entité spirituelle de cette terre, autrement dit par la connaissance du territoire qu’il découvre. Il a accepté de se laisser imprégner par cet environnement, d’être transformé par l’expérience du lieu, à l’opposé de Cortés qui continue d’agir mû par les principes de sa culture espagnole qu’il ne remet aucunement en cause, indépendamment de ce qu’il voit et vit sur cette terre étrangère, au contact d’êtres humains avec une culture différente, en côtoyant une autre civilisation. Le lecteur se souvient alors du début de la série, quand Hernando del Royo se trouve sur une embarcation emmenée par le courant d’un fleuve, puis basculant avec une chute d’eau. Une autre métaphore d’un individu acceptant de se laisser porter par une autre culture, et basculant dans cette culture pour se retrouver en harmonie avec l’environnement dans lequel elle s’est développée.
Il est possible de se crisper devant les libertés prises par les auteurs avec la réalité historique, et de considérer cette histoire comme une série d’aventure, entre série B et série Z, mais avec de belles planches. Il est également possible de la considérer comme de l’Histoire-fiction, le contexte des conquistadors servant de décor à une aventure d’un envahisseur qui devient un habitant, portée par des planches aussi efficaces qu’élégantes. Une étrange métaphore sur l’acculturation.