De l’histoire, on dit qu’elle est écrite par les vainqueurs. Mais ce qu’on oublie de dire, c’est qu’elle est écrite par les historiens, toujours loquaces sur les grands hommes et les grandes batailles, souvent moins sur les destinées individuelles, le point de vue anthropologique. En bande dessinée, ce domaine est d’autant plus pertinent lorsqu’il est digéré par un regard extérieur, intimement lié au témoignage qu’il narre : ainsi, ce sont Art Spiegelman et Jacques Tardi qui rendent les récits de guerre de leurs pères si touchants et réflexifs. Avec « Coquelicots d’Irak », où Lewis Trondheim dessine l’enfance de sa compagne Brigitte Finkadly, ce regard extérieur est encore plus subtil, car le sujet biographique participe ici pleinement à l’écriture de l’œuvre. Il n’en reste pas moins que le récit provient d’une alchimie où la perception de l’un complète et perfectionne l’expérience de l’autre : Trondheim est définitivement un bédéiste aux tandems atypiques.
Scénario : Ce portrait de l’Irak d’avant la guerre du Golfe que brossent les deux auteurs est significatif à bien des égards. Il y a tout d’abord l’instabilité gouvernementale, où chaque nouveau régime entraîne de nouveaux mensonges et un renforcement de la dictature. On constate aussi un recul des mentalités que Finkadly trouvera insupportable à son retour en Irak après des années passées en France. Et puis il y a les contradictions du communautarisme, où chrétiens et musulmans cohabitent tant bien que mal, dans un climat de tensions toujours accrues, bien que plus nuancée qu’on pourrait le croire. La destinée des parents de Finkadly dans ce tumulte bat d’ailleurs en brèche les poncifs : née d’un père irakien et d’une mère française, Brigitte est élevée à la croisée des cultures. Et son étiquette de catholique ne l’empêche pas d’apprendre le Coran à l’école. De tels témoignages sont bien là pour nous rappeler que la réalité est infiniment plus complexe que dans les manuels ou les médias.
Dessin : Trondheim sort ici de sa zone de confort sans pour autant se réinventer : bien qu’il dessine pour la première fois sans anthropomorphisme on retrouve son minimalisme habituel. Ses personnages ressemblent à des marionnettes, impression renforcées par une épure totale des décors. C’est par cette artificialité esthétique que Trondheim évite à la fois tout pathos et déshabille l’émotion dégagée, la rendant d’autant plus pertinente.
Pour : Une rubrique d’évocation du quotidien, qui parsème le récit tout comme des photos de famille, permet de se dépêtrer à petite dose de la narration habituelle. Ces tranches de vie plus anodines et personnelles voir intimes sont de véritables bouffées d’air, avant de replonger dans la triste réalité irakienne…
Contre : …Mais elles ne suffisent pas à échapper complètement au classicisme narratif des récitatifs, dont l’efficacité manque d’une audace d’écriture. C’est évidemment le piège de toute biographie, on regrette tout de même un léger manque de détails qui décupleraient l’intensité dramatique.
Pour conclure : Dans sa réflexion sur le Moyen-Orient actuel, la bande dessinée multiplie décidément les points de vue : après l’Iran de Marjane Satrapi avec « Persepolis », le conflit israélo-palestinien (bien que d’un regard plus extérieur) de Guy Delisle avec « Chroniques de Jérusalem », la Libye et la Syrie de Riad Sattouf avec « L’Arabe du futur », voici l’Irak de Brigitte Finkadly, comme autant de représentants bien vivaces d’une région du monde que l’Occident toisera peut-être un jour avec moins de condescendance et plus de compréhension.