Crâne de bois - Lincoln, tome 1 par Sejy
Il aurait pu être un John, figure mythique du cowboy courageux et intègre. Un Billy ou un Jesse, au panthéon des outlaws légendaires. Ou bien encore un Clint, héros de western crépusculaire, froid et viril, juste, mais impitoyable. Dans un terrain de jeu aussi fabuleux, il n'y avait que l'embarras. Il a choisi d'être Lincoln. D'abord parce qu'il lui fallait dégotter un nom autre que ce « crâne de bois » dont on l'avait affublé gamin et que ce gars-là lui plaisait bien : « quand il parlait, les autres autour fermaient leurs clapets et seule une balle avait réussi à le faire taire ». Mais aussi, parce que né bâtard, puis enfant délaissé, il ne pouvait fatalement que devenir lui, ce type solitaire et blasé de la vie qui en voudrait à la terre entière.
Lincoln ! L'anti mythe incarné. Depuis sa naissance, il tire la tronche. Ce qui lui vaut certainement ses sourcils tombants et sa mâchoire si basse. Nihiliste tire au flanc, pochard cabochard, bougon cynique et atrabilaire misanthrope (j'en oublie surement) , cet adepte du je-m'en-foutisme et du tout pour ma gueule est néanmoins outillé d'un esprit incisif, d'une verve qui étouffe l'ennemi sous les piques et les jurons les plus inventifs. Malheureusement, quand on n'a pas le physique de sa grande bouche, ça finit toujours par des baffes et des gnons en travers du museau ou des barres de fer qui vous mettent la citrouille en travaux. Mais il est comme ça Lincoln, il n'arrive pas à la fermer, ce qui lui vaut d'être viré d'un peu partout, et souvent avec de l'élan au postérieur. Alors, il vivote, vagabonde, boit, joue, vole, se laisse porter au gré des vents... L'antihéros le plus irrécupérable du Far West et de la bande dessinée (j'ai eu beau fouiner parmi les cinq généreuses colonnes de ma Billyothèque scandinave, je n'ai pas trouvé pire).
Et pourtant, il y en a encore un qui y croit. Le vieux, là-haut, qui va débouler en cours d'aventure. Version papy rase-moquette, looké poncho sur les épaules et sombrero vissé sur la tête. Mais qu'est-ce qui peut bien trotter dans le carafon du Très-Haut ? Non !? Il ne veut quand même pas faire de ce dégénéré un élu, un rédempteur, un... mais si ! Il s'improvise Sancho d'un futur Don Quichotte en stetson, un chevalier à la triste figure, qui, il l'espère, ramènera un peu de bien, d'humanité et de sens moral à cette époque turbulente. Malgré sa brouette de défauts, c'est vrai qu'il est attachant le Lincoln, mais, même s'il démontre quelques belles dispositions dans la multiplication des pains, y'aurait pas comme une erreur de casting ? Un peu naïf et inconscient le barbu ! Surtout que dans son élan d'apprenti sorcier, il lui offre... l'immortalité (certes, les voies du Seigneur sont impénétrables, mais là, j'en connais un qui ne va pas tarder à regretter sa connerie).
D'autant que Lincoln, lui s'en tape. Ni étonné, ni émerveillé par cette descente céleste, il veut juste qu'on lui lâche les bottes (et autres choses). À peine profite-t-il de la faveur divine pour se montrer un peu plus provocateur et bagarreur. Et quand il enfile, bien malgré lui, le costume de justicier, c'est vraiment qu'il n'y a guère d'autres choix, qu'il en a un peu ras le bocal ou qu'il y a un truc à récupérer au bout. Dieu désabusé, c'est son clone antipodal qui entre en scène. Un cornu aux approches méphistophéliques beaucoup moins subtiles. Après tout, son métier, c'est emmerder les gens. Et avec Lincoln, il tenait le bon gus. Mais si notre héros refuse de bêler en mouton de Dieu, ce n'est pas pour roucouler en pigeon du diable.
Et c'est donc coincé entre bien et mal que notre cowboy traverse les tableaux et enchaîne les pérégrinations. Village bouseux et expédition punitive, bas-fonds new-yorkais, péons exploités et Mexique en révolution... Subissant son destin, toujours aussi chieur et teigneux, même si on le sent légèrement évoluer, laissant les évènements moduler sa personnalité et montrant un peu plus d'implication. Mais il ne faudra pas s'attendre à un miracle. Une bonne centaine d'albums seraient nécessaires avant de le voir canonisé. Peut-être la jolie rebelle Mexicaine réussira-t-elle là où les deux autres ont échoué ?
On se délecte de l'humour grinçant et omniprésent derrière lequel se tapissent quelques sujets un peu plus sérieux. Une petite réflexion sur le sens de la vie, des questionnements plus divers sur la ségrégation ou la peine de mort. Le dessin est superbe, même s'il varie d'un tome à l'autre, s'exposant plus ou moins crayonné. Les décors peu fouillés laissent la part belle à l'ambiance et la narration. Les dialogues, eux, sont monstrueux. De la vanne premier degré aux échanges beaucoup plus philosophiques, il y a une telle variété dans la tonalité et le cynisme. Certaines répliques sont fulgurantes, d'autres à se pisser dessus. Un must.
Furieusement intelligent et rafraîchissant.
Et si ça ne vous plait pas, j'en ai rien à secouer. Chier... Merde... Putain...