Ce tome contient un récit complet qui peut être lu indépendamment de tout autre, même s'il y apparaît un personnage de la série Criminal des mêmes auteurs. Il comprend les pages publiées dans les épisodes 2 & 3 de la série Criminal de 2019, initialement publiés en 2019, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, mis en couleurs par Jacob Phillips.


Un soir de juillet 1997, Jacob Kurtz rentre chez lui, après une journée passée sur une enquête. Il trouve un message sur son répondeur, : Mindy lui indique qu'elle a un boulot pour lui, à l'occasion de la prochaine convention de comics. Il sera remis une récompense d'honneur à Hal Crane pour sa carrière, et Mindy souhaite que Jacob lui serve de guide et de surveillant. Elle ajoute que Crane a demandé Jacob nominativement. Jacob se souvient de l'époque où il fut son assistant, et de la manière peu aimable dont il le traitait. Il se souvient également de la manière dont Hal Crane s'était embrouillé avec les responsables éditoriaux : Julius Schwartz chez DC Comics, Gerry Conway chez Marvel Comics. Malgré ces mauvais souvenirs, Jacob accepte quand même le boulot. Vendredi, Jacob est à pied d'œuvre à la convention et il se souvient qu'Hal Crane est surtout connu pour avoir travaillé sur le dessin animé Danny Dagger and the fantasticals. Jacob continue de progresser dans les allées de la convention, et il finit par apercevoir Hal Crane en train de discuter avec une jeune femme costumée en Princesse Yaz, un des personnages dudit dessin animé. La discussion se termine quand elle lui envoie une gifle.


Alors qu'elle est partie, Jacob s'approche d'Hal Crane qui le reconnaît. À sa demande, il lui explique qu'il a proposée à la jeune femme qu'elle monte dans sa chambre pour 100 dollars. Il pensait qu'il s'agissait d'une prostituée au vu de sa tenue. Jacob lui explique qu'il s'agit d'une fan du dessin animé, et qu'elle a vraisemblablement fait son costume elle-même. Hal Crane exprime sa surprise de voir autant de monde à la convention, alors qu'il pensait que les comics étaient une industrie moribonde. Jacob est tout aussi déconcerté car il sait que de nombreux éditeurs mettent effectivement la clé sous la porte. Quoi qu'il en soit, il annonce à Hal Crane qu'il doit participer à une intervention en compagnie de Joe Kubert, Will Eisner et Al Williamson. Hal Crane lui répond qu'il n'y participera pas car il a autre chose à faire. Jacob conduit la voiture, et Hal Crane s'assoit à l'arrière. Il ne conduit plus depuis l'accident qui a coûté la vie à Archie Lewis, un auteur de comic-strip dont il avait été l'assistant. C'était Hal Crane qui conduisait la voiture dans laquelle Archie Lewis a trouvé la mort.


En 2018, Brubaker & Phillips sortent une histoire complète Criminal Hors-série. Mes héros ont toujours été des junkies. Quelques mois plus tard, ils embrayent avec une nouvelle série Criminal. Dans la première page, le lecteur retrouve Jacob, il le voit rentrer chez lui. Les dessins montrent qu'il n'allume pas la lumière tout de suite, Jacob référant rester dans la pénombre. Le lecteur peut voir l'aménagement ordinaire, avec un canapé et un fauteuil ; il note également un dessin original au mur. Ainsi il prend visuellement connaissance du lien qui existe entre Jacob et Hal Crane, au point que le premier conserve un dessin affiché du second. Comme il s'agit d'un polar, le lecteur peut avoir l'impression que le ratio de séquences de dialogue est assez élevé. Pourtant s'il regarde les planches sous un autre angle, il peut observer également comment Sean Phillips montre les événements, ou les circonstances, portant une forte partie de la narration visuelle. Le lecteur est placé aux côtés des personnages et il voit la réaction de la cosplayeuse à la proposition d'Hal Crane, la table minuscule et dénudée qui lui est réservée pour signer, l'aménagement dans l'appartement du collectionneur pour pouvoir stocker un maximum d'originaux, le type d'établissement qu'Hal Crane fréquente pour aller voire un coup. Sean Phillips représente les choses avec un tel naturel dépourvu de toute ostentation que le lecteur peut ne pas s'en rendre compte, n'ayant l'impression que de dessin facile et purement fonctionnels.


Le lecteur perçoit beaucoup plus facilement les éléments visuels relatifs au monde des comics. Ça commence dès la deuxième page avec les tables à dessins dans le studio d'Hal Crane, ainsi que les meubles de rangement des planches. Ça continue avec le petit plateau sur lequel sont posés un cendrier avec une clope en train de se consumer, mais surtout le pot d'encre de Chine, le pinceau, les stylos, les grattoirs, etc. Par la suite, le lecteur peut encore regarder d'autres meubles de rangement spécifiques chez le collectionneur, dans le sous-sol de la maison d'Hal Crane et des morceaux de pellicules d'animation. Il laisse également son regard errer dans les allées de la convention : les différents cosplayeurs (allant de l'équipe des Ghostbusters à un soldat de l'empire en armure rose, en passant par la princesse Yaz, un homme habillé en Wonder Woman, etc), les badges d'accès accrochés en pendentif, les files de dédicace, la cérémonie officielle de remise des prix… Ed Brubaker glisse lui aussi de nombreuses références en citant des professionnels du métier : Julius Schwartz (1915-2004), Gerry Conway (1952-), Joe Kubert (1926-2012), Will Eisner (1917-2005), Al Williamson (1931-2010), Max Gaines (1894-1947), Jack Cole (1914-1958), Wally Wood (1927-1981), Joe Orlando (1927-1998), Stan Lee (1922-2018). Le lecteur familier du monde des comics se sent chez lui. Le lecteur de passage venu uniquement pour un récit de la série comprend les enjeux, et se doute que les noms cités sont ceux de professionnels.


Du fait que cette histoire s'inscrit dans la série Criminal, le lecteur s'attend à ce que des actes criminels soient commis. Effectivement, Hal Crane, artiste ayant atteint et dépassé l'âge de la retraite, se livre à des petits trafics pour pouvoir payer ses dettes. En particulier, il travaille avec un faussaire pour signer des faux afin de les vendre plus chers. Au fil des souvenirs de Jacob, le lecteur apprend qu'il était aussi coutumier du fait de voler des planches originales chez les éditeurs pour lesquels il travaillait afin de les revendre pour son compte personnel, une autre référence à une pratique avérée. Le lecteur voit un autre petit criminel mesquin vivant de combines à la petite semaine. Ed Brubaker se montre sans pitié vis-à-vis d'Hal Crane : sa façon de rabaisser ses assistants, son humiliation de voir son prix remis par l'éditeur qui l'a exploité, sa velléité de recourir aux services d'une prostituée, son recours à la violence face à des gens qui ne savent pas se défendre. Il se montre même beaucoup plus cruel que ça : Hal Crane est un individu qui n'a pas su mettre à profit son talent de dessinateur pour s'installer, qui est toujours dans le besoin malgré ce qu'il a pu accomplir dans son champ professionnel, qui ne peut pas apprécier les honneurs qui lui sont rendus du fait de sa rancœur. Il est humilié en constatant qu'il n'y a qu'une seule personne qui attend pour une signature à sa table de convention. Il sait qu'après avoir signé la boîte de goûter, elle sera mise en vente dans la minute qui suit, alors que lui a signé gratuitement.


Le lecteur perçoit toute l'amertume de ce monsieur âgé, grâce à la direction d'acteur impeccable de Sean Phillips. Le jeu des personnages est naturaliste, et les expressions de leur visage relèvent de celles d'individus adultes, ce qui ne les empêche pas d'être expressifs. Le lecteur ressent l'amusement d'Hal Crane de s'être fait gifler, son changement d'état d'esprit en écoutant les questions respectueuses du journaliste de Comics Review, le calme de façade alors qu'il se fait remettre à sa place par sa fille, la rouerie de Ricky Lawless (le frère de Tracy Lawless) alors qu'Hal Crane lui explique ce qu'il attend de lui, l'amertume et la culpabilité qui ronge Hal Crane. En de courtes scènes, Brubaker & Phillips en disent beaucoup, brossant le portrait d'un homme qui a vécu dans le milieu professionnel des comics américain. Outre les noms d'artistes et de responsables éditoriaux, le lecteur peut identifier des anecdotes comme celle du vol des planches originales, mais aussi de l'accident de voiture qui évoque celui d'Alex Raymond (1909-1956). Le prénom d'Hal Crane évoque aussi celui d'Hal Foster (1892-1982), le créateur de Prince Valiant. Pour autant ces références ne s'apparentent pas à des béquilles pour masquer un manque d'inspiration : elles constituent un écho à des faits marquants de l'histoire des comics aux États-Unis, et avant à celle des strips paraissant dans les journaux.


Ed Brubaker n'oublie pas pour autant le titre de sa série. Il est donc question de crimes réalisés par des faussaires, d'une intrusion avec effraction, de vols, et d'un autre plus grave. Le récit se focalise sur Hal Crane, sur sa vie évoquée par bribes, dans les déclarations de Jacob Kurtz qui semble s'adresser à un auditeur invisible, un peu comme s'il parlait plus pour le lecteur que pour lui-même. Les auteurs brossent le portrait très amer d'un individu doté d'un immense talent, s'exprimant dans un champ artistique tenu pour mineur, tenue de main de fer par les responsables éditoriaux, les artistes n'étant que de la main d'œuvre sans reconnaissance de leur droit d'auteur. Hal Crane est le produit d'une époque, d'un milieu professionnel, faisant de ce récit un polar au sens noble du terme : un roman noir inscrit dans une réalité sociale précise, ayant une incidence directe sur les individus évoluant dans ce milieu.


Avec la quatrième de couverture, le lecteur pourrait croire qu'Ed Brubaker & Sean Phillips (avec Jacob Phillips) s'offrent une petite aventure dans un chemin de traverse pour jouer avec les conventions comics, afin de contenter une partie de leur lectorat. Il apparaît très vite qu'ils racontent l'histoire d'un professionnel du monde des comics, sans omettre les crimes ordinaires, avec un suspense quant à la nature de ce que recherche fiévreusement Hal Crane.

Presence
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 6 avr. 2020

Critique lue 156 fois

Presence

Écrit par

Critique lue 156 fois

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime