Ce tome est le deuxième de la série, il faut avoir lu le premier avant (par Alan Moore et Gabriel Andrade) pour comprendre les références aux faits antérieurs, et pour s'habituer au langage. Il comprend les épisodes 7 à12, initialement parus en 2015, écrits par Simon Spurrier (avec quelques idées d'Alan Moore), dessinés et encrés par Fernando Heinz (épisodes 7 à 9) et Rafa Ortiz (épisodes 10 à 12). La mise en couleurs a été réalisée par le studio Digikore.


Après les événements du premier tome, l'archiviste Future Taylor s'est installée dans la communauté de Murfreesboro qui est dirigée par l'Ima'am Fajr (une cheffe religieuse dont le titre évoque l'Islam). Elle vit avec Mustaqba, un pratiquant de l'Islam. Future Taylor est toujours adepte de la lecture d'ouvrages datant d'avant 2008, c'est-à-dire avant les premiers signes de l'infestation de zombies de type Crossed. Elle n'arrive pas à convaincre l'Ima'am Fajr de la réalité de la menace des Crossed, du plan de Beau Salt.


Une nuit, une fusée éclairante signale quelqu'un en danger à l'extérieur de la ville fortifiée. Future Taylor participe à l'expédition de sauvetage qui se solde par une confrontation contre un petit groupe de Crossed. À la suite de cette confrontation, l'ima'am Fajr lui refuse toujours d'utiliser l'équipement radio pour alerter les communautés avoisinantes, mais elle lui propose de les rallier, en voyageant par ballon, avec monsieur McBlarney père.


Il en faut du courage pour succéder à Alan Moore, sur une série en tant que scénariste. Certes Simon Spurrier a 2 atouts pour lui. Un, il a été désigné par Alan Moore lui-même pour prendre sa suite. Deux, il a déjà écrit une série dérivée de Crossed, prépubliée sur internet, s'appelant Si tu voyais ça (en 4 tomes). Pour une partie des lecteurs, il a également l'avantage de limiter les séquences gore, crades et sexe de la série, avec comme corollaire d'accorder plus de place à l'intrigue et aux personnages. Pour les lecteurs venant pour l'absence de limites dans cette série de zombies dégueulasses et obscènes, cela peut constituer un frein, voire s'avérer dissuasif (parce que cela supprime ce qui fait la spécificité de cette série).


Le récit commence le 27 juillet 2109, peu de temps après le tome précédent. Le lecteur retrouve donc l'archiviste Future Taylor qui s'est installée dans la communauté de Murfreesboro. Spurrier reprend le dispositif consistant à choisir des titres de romans comme titre de chapitre. Après ceux choisis pour le tome précédent, viennent Je suis une légende (1954) de Richard Matheson, La grande porte (1977) de Frederik Pohl, Des souris et des hommes (1937) de John Steinbeck, La guerre éternelle (1974) de Joe Haldeman, Voici l'homme (1969) de Michael Moorcock. Si le lecteur a une petite connaissance de ces ouvrages (ou les a lus), il éprouve l'impression que le lien est plus évident entre ces ouvrages et le récit. Spurrier utilise bien cet outil pour montrer comment les écrits de ces auteurs sont révélateurs de leur époque, de leur aspiration, mais aussi comment ils donnent à réfléchir à Future Taylor.


Le lecteur apprécie moins de retrouver la novlangue qui rend la lecture assez exigeante. Simon Spurrier reprend le vocabulaire inventé par Alan Moore, et y ajoute 2 ou 3 mots supplémentaires. Il faut donc toujours faire un effort significatif pour rétablir le sens des phrases prononcées, pour substituer le mot de vocabulaire initial à celui qui l'a remplacé. Toutefois le lecteur peut éprouver l'impression que Spurrier s'en sort mieux que Moore. Ce dernier avait choisi de faire évoluer la langue pour attester de l'impact de l'infestation sur la culture humaine. En amalgamant les mots Imam et Madame en un seul (Ima'am), le scénariste crée un terme provocateur sans être insultant. À d'autres reprises, les substitutions de mots génèrent des associations d'idée inattendues, évoquant la force du langage et les théories de Jacques Lacan.


Simon Spurrier ne se contente pas de réchauffer les ingrédients assaisonnés par Alan Moore, il développe l'intrigue dans la direction assignée par Moore. Il y a donc l'histoire personnelle de Future Taylor. Le scénariste montre les conséquences de ce qu'elle a vécu dans le tome précédent, en particulier se trouver face à des Crossed, trouver une vidéo de ces zombies torturant des humains, avoir découvert l'existence de Beau Salt, ainsi que ses actions. Ces expériences traumatisantes l'ont marquée durablement, mais elles ont aussi fait d'elle un oiseau de malheur, une Cassandre. En effet, 100 ans après l'infestation, les êtres humains ont repris le dessus sur les zombies. Ces derniers ont vu leur population diminuer du fait de leur fragilité, et de la réduction de leur nourriture. Aussi Future Taylor est l'une des rares humaines à avoir vu des Crossed à l'œuvre, à avoir conscience de leur ignominie. Elle n'arrive pas à convaincre l'Ima'am Fajr du danger imminent qu'ils représentent, et en plus les membres de la communauté souhaitent se tourner vers le futur pour construire, plut tôt que de vivre dans la crainte d'une attaque qui ne viendra peut-être pas.


Le scénariste sait donc donner de la consistance au personnage principal, à faire passer ses états d'âme, à faire comprendre ses motivations. Par contre les personnages secondaires reculent un peu, qu'il s'agisse de Mustaqba, de Cautious ou même des nouveaux venus comme Fajr ou McBlarney. Ils donnent plus l'impression d'être là pour donner la réplique à Future Taylor, sans disposer d'une grande épaisseur, en termes de motivations, de personnalité ou de consistance. Par contre, l'intrigue permet d'embrasser la majeure partie des dimensions thématiques. Future Taylor est amenée à se déplacer dans d'autres communautés d'humains. Elle peut établir une comparaison entre celles-ci et celle de Murfreesboro. Simon Spurrier peut ainsi continuer d'évoquer les romans (WiFi = Wishful Fiction) et leurs relations avec la réalité et ses contingences matérielles. Il évoque la force des convictions religieuses et leur impact sur la politique d'une communauté.


Le scénariste utilise également la situation des différentes communautés pour faire apparaître la complexité de leur gestion. Alors que celle de Murfreesboro prospère, elle commence à attirer des réfugiés, soit des individus isolés, soit des petits groupes. L'Ima'am et Future Taylor constatent alors chacune à leur niveau à quel point l'équilibre de la communauté est fragile et comme il peut facilement être remis en question par un petit groupe. La réflexion de type socio-politique ne s'arrête pas là. Dans le tome précédent, Future Taylor avait découvert que les Crossed avaient acquis un minimum de discipline grâce à Beau Salt. En outre, ce dernier avait mis en œuvre un plan sur plusieurs générations, à la finalité par très explicite. Dans ce tome, Spurrier évoque le plan Seldon du psychohistorien Hari Seldon, dans Le cycle de Fondation d'Isaac Asimov. Concrètement Future Taylor commence à entrevoir une partie des objectifs poursuivis par le plan de Beau Salt, et le lecteur va comme elle de surprise en surprise. Si les Crossed ont commencé à bâtir une forme de société avec sa propre culture, cela implique qu'ils pourraient revendiquer une place dans un écosystème où ils seraient le prédateur de l'être humain. La force de la narration de Spurrier est d'arriver à se montrer convaincant dans cette ligne de pensée, tout aussi répugnante que les exactions des Crossed.


Effectivement, comme dans la série dérivée Wish you were here, Simon Spurrier limite les scènes gore au minimum, ce qui est assez cohérent avec +100, puisque les Crossed sont devenus plus rares et plus discrets. Il évite la surenchère dans les actions immondes, gore ou bestiales. Il reste quelques Crossed qui se livrent à des actes barbares ou des actes de torture (une tête dans un étau, un moment assez difficile à soutenir). Toujours en cohérence avec l'intrigue, certains Crossed portent même un cache-sexe.


Ce n'est jamais très bon signe quand un dessinateur n'arrive pas à assurer tous les épisodes d'un tome. Celui-ci est donc divisé en 2. Fernando Heinz dessine avec une approche réaliste et détaillée, mais un peu moins que celle de Gabriel Andrade dans le premier tome. Il accomplit un bon travail sur les tenues vestimentaires, variées, mais toujours faite de pièces rapportées, et sur les décors. Il détaille aussi bien la pièce de travail de l'Ima'am que le salon de Mustaqba. Il s'en sort plutôt bien pour rendre l'aspect des bus qui ont été renforcés par la communauté, ou pour l'impression donnée par les pérégrinations dans les bois (même s'il n'est pas possible d'identifier les essences des espèces). Les personnages sont facilement identifiables. Par contre, il est moins convaincant en ce qui concerne les visages et leurs expressions, avec des yeux un peu trop grands et des émotions surjouées. Comme à leur habitude, les studios Digikore réalisent une mise en couleurs dense et soutenue qui habille les dessins, leur donnant une impression surchargée dans quelques cases.


La deuxième moitié est dessinée par Rafa Ortiz, un habitué des productions Avatar. Le lecteur constate que les traits de contours sont plus irréguliers, moins ronds, avec des petits pics donnant une impression d'âpreté. Il constate que le niveau de détails des dessins baisse d'un degré, et que les expressions des visages sont encore plus frustes. La narration visuelle reste satisfaisante, mais le mode d'encrage et de trait de contour apporte une ambiance plus noire, plus sinistre qui contredit par moment les propos de l'Ima'am sur la volonté de la communauté de vivre de manière sereine.


Ce deuxième tome de cette série dérivée des Crossed tient ses promesses en termes d'intrigue, de continuité et de cohérence avec la fondation réalisée par Alan Moore. Les personnages ont un peu perdu en consistance, et les dessins ont perdu en détails. Paradoxalement, cela reste un bon récit de Crossed (même s'ils y commettent peu d'exaction), par contre la comparaison avec le premier tome fait apparaître la baisse de niveau.

Presence
8
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le 23 mars 2020

Critique lue 77 fois

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