Quête de sens et commentaire sociétal

Quand le lecteur assidu de Daredevil évoque les plus grands moments de ce héros, il pense tout de suite à Frank Miller et Brian Michael Bendis. Mais les plus anciens se souviennent également des années 1987 à 1991 pendant lesquelles Daredevil a connu des aventures sortant du moule habituel grâce aux scénarios d'Ann Nocenti et aux dessins de John Romita junior (JRjr). Ce tome est le deuxième à piocher dans cette époque. Il regroupe les épisodes 265 à 273.


Dans l'épisode 265, New York subit de plein fouet les conséquences d'une invasion démoniaque (pour les détails lire X-Men: Inferno). Daredevil subit de plein fouet les conséquences de ses actions précédentes et il a sombré dans une dépression qui ne l'empêche pas d'agir avec une obstination digne de celle de Frank Castle, pour sauvegarder ce qu'il peut du quartier Hell's Kitchen.


Dans l'épisode 266 (co-écrit par JRjr), Daredevil passe la nuit de Noël dans un bar où se manifeste l'un de ses ennemis récurrents de l'époque : Mephisto. Ce personnage est alors l'incarnation littérale de Satan dans l'univers Marvel. Il passe son temps à tourmenter les âmes nobles pour essayer de les corrompre (Norrin Radd en fera régulièrement les frais également).


Dans l'épisode 267, Daredevil se confesse, puis il fait la paix avec Bullet, un de ses ennemis pour faire plaisir à son fils. Dans les épisodes suivants, il sauve la vie d'un trafiquant de drogue, puis met fin à la carrière d'un usurier qui n'hésite pas à se salir les mains pour récupérer son dû et surtout il quitte New York pour vagabonder à la campagne. Il va ainsi devoir faire face à Pyro et The Blob (à l'époque membres de Freedom Force, une organisation gouvernementale obligeant les mutants à se faire recenser), à Blackheart (un rejeton de Mephisto) avec l'aide de Spiderman et à un propriétaire d'installations pratiquant l'élevage intensif en batterie des porcs et des volailles.


C'est toujours un risque que de se replonger dans une série que l'on a beaucoup aimée des années auparavant. La deuxième lecture sera-t-elle à la hauteur des souvenirs que l'on en a gardés ? À mon grand soulagement et pour mon plus grand plaisir, cette nouvelle lecture s'est avérée meilleure que dans mon souvenir.


Dans les premiers épisodes, la vie de Matt Murdock est anéantie (c'est vrai que ça lui arrive souvent) et il a décidé de ne plus être que Daredevil. Pour rendre compte de sa phase dépressive, Ann Nocenti utilise des encadrés de texte permettant au lecteur de suivre le flux de pensées du héros. Pour éviter d'avoir à se poser des questions, Daredevil se limite à formuler et lister des détails de ce que lui transmettent ses sens surdéveloppés. Et ces commentaires colorent ses actions d'immédiateté, mais ils orientent aussi la perception de la réalité sur des éléments très urbains et très banals. Ann Nocenti a l'art et la manière de mettre en avant le caractère usant de la vie quotidienne dans cette grande cité par le biais de détails, une grande réussite.


De la même manière, Ann Nocenti teinte chaque aventure d'une vision sociétale nuancée qui tire ces aventures de superhéros vers le haut. Chaque épisode respecte les figures de style obligatoires des histoires de superhéros : aventure, criminels méchants, échanges de coups de poing et héroïsme. Et en plus, chaque épisode met en lumière un aspect de notre société à chaque fois sous au moins 2 points de vue différents qui se confrontent pour dépasser une vision manichéenne et simpliste. Ainsi Ann Nocenti nous parle de l'élevage en batterie et de notre consommation de viande, des activistes pour la défense des animaux et de leurs limites, de la lâcheté quotidienne, de l'impact psychologique des armes de guerre, de la génétique, etc.


Quand JRjr est assigné sur cette série, cela fait déjà longtemps qu'il n'est plus un débutant. Il vient de réaliser une bonne trentaine d'épisodes des Uncanny X-Men. Ses illustrations ont déjà beaucoup perdu en spontanéité et en innovation, même si elles ne sont pas encore percluses de tics et de raccourcis comme ça viendra avec les années 2000. L'éditeur de la série a la bonne idée d'assigner un vétéran avec une très forte personnalité comme encreur : Al Williamson. Cet homme fut un dessinateur en son temps sur des séries comme X-9: Secret Agent Corrigan 1, ou la première adaptation de l'Empire contre attaque en comics. JRjr a déjà adopté une mise en page avec un nombre limité de cases par page (6 en moyenne) et des pleines pages régulières. Il s'inspire également fortement du travail de Miller sur la composition de ses pages, en particulier la grande case verticale à gauche avec 3 ou 4 cases horizontales, en drapeau, superposées à droite. Il a déjà décidé d'abandonner les détails au profit de grands traits larges qui délimitent les contours et les formes, plus qu'ils ne les définissent et précisent. Heureusement, le savoir faire de Williamson introduit de la finesse dans ce monde mal dégrossi et de la nuance dans des formes vagues et peu agréables à l'œil. Du coup, le lecteur peut pleinement profiter de l'énergie des scènes d'action et de l'atmosphère légèrement mélancolique des scènes d'introspection.


Ce tome décrit un Daredevil qui doute toujours autant, mais qui est un peu moins brutal et un peu plus ouvert aux réalités des gens du peuple et aux industries qui façonnent le monde. C'est un Daredevil plus intelligent et plus pertinent que d'habitude, et qui ne perd rien de son punch et de son dynamisme pour autant. Il gagne en épaisseur ce qu'il perd en force brute. Il ne reste plus à Marvel qu'à rééditer le reste des épisodes d'Ann Nocenti

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le 26 févr. 2021

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