Le pire n'est pas de tuer des bébés.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il comprend les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2007, écrits par Jason Aaron, dessinés et encrés par Cameron Stewart, avec une mise en couleurs réalise par Dave McCaig. Il commence par une introduction rédigée par le capitaine Dayle Die. Il se termine avec une postface de 2 pages rédigée par Aaron en mémoire de Gustav Hasford, la reproduction du script de l'épisode 1, 8 pages de compte-rendu du voyage de Stewart au Vietnam avec ses photographies de repérage, et 5 pages d'études graphiques.


L'histoire commence le 4 septembre 1967, quand le soldat Jon J. Faulkner trouve la mort sur un champ de bataille dans la vallée de Que Son au Viêt Nam. Son corps est rapatrié dans un sac pour cadavre et il est enterré dans sa ville natale de Ypsilanti, dans le Michigan. Le lendemain à Russellville dans l'Alabama, Billy Everette reçoit la lettre qui l'informe qu'il est appelé sous les drapeaux pour servir l'Oncle Sam. Il a beau se saouler jusqu'à se faire vomir dessus la veille de sa visite médicale et prétendre être homosexuel, cela ne suffit pas pour lui éviter d'être incorporé. Il doit donc faire ses adieux à ses parents, et à son petit frère Bud. Au Vietnam dans le village de Nam Phong, non loin d'Hanoï, Vo Binh Dai fait le constat de l'état de destruction de son pays et se porte volontaire pour rejoindre l'armée populaire vietnamienne dont un recruteur est de passage dans son village. Il ressent toute l'importance de pouvoir faire honneur à ses ancêtres et de défendre sa terre contre les envahisseurs impérialistes. Billy Everett a rejoint le camp d'entraînement de Parris Island en Caroline du Sud. Il subit de plein fouet les hurlements, le mépris et les humiliations du sergent instructeur chargé d'initier et de développer leur esprit de corps. Dès cette première journée d'humiliation, Everette perçoit le spectre sanguinolent d'un soldat américain en uniforme, à la mâchoire inférieure manquante, emportée par une explosion.


Pour Vo Binh Dai, une longue marche à travers la jungle a commencé avec plusieurs autres recrues volontaires pour rejoindre les champs de bataille du Sud. Il est motivé pour s'entraîner de son mieux, afin de faire honneur à sa famille. De son côté, Everette continue de subir l'entraînement et les brimades qui vont avec. En plus du spectre, il éprouve l'impression que son fusil lui parle et le rabaisse. Dans son unité, un appelé lit des comics lorsqu'il en a le temps, pour se distraire : un numéro de Sgt. Rock de Robert Kanigher & Joe Kubert. Everette va voir le prêtre du camp pour lui faire part de ses hallucinations morbides. Il est écouté, mais le prêtre lui enjoint d'y faire face et de se conduire comme un vrai Marine. Dans un cauchemar, Everette se retrouve dans la jungle et il est progressivement submergé par les cadavres des soldats américains morts pendant la guerre. Vo Binh Dai fait un cauchemar similaire de son côté, avec des soldats vietnamiens. Finalement le temps est venu pour Vo Binh Dai de prendre le train avec 200 autres soldats pour aller plus au Sud. Le temps est venu pour Billy Everette de prendre l'avion militaire qui va l'amener et le déposer au Viêt Nam. Le premier est exhorté par des civils âgés lui promettant l'opprobre s'il lui venait l'idée de déserter ou de rebrousser chemin. Le second part en présence de civils manifestant contre la guerre au Viêt Nam.


Dans la postface, Jason Aaron explique qu'il a écrit ce récit pour rendre hommage à son cousin écrivain Gustav Hasford dont l'un des livres a été adapté pour servir de base au scénario de Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick. Il ajoute que c'est l'exemple de ce cousin qui a fait naître en lui la vocation d'écrivain. Il explique également qu'il a fait toutes les recherches possibles pour respecter la vérité historique. Ce dernier aspect est complété par le carnet de voyage de Cameron Stewart et ses propres recherches. Le lecteur sait qu'il s'immerge dans une reconstitution dans laquelle il peut avoir confiance. Il découvre un dessin en pleine page pour la première page et des références à la culture populaire de l'époque, comme le début de la série télévisuelle Gilligan's Island ou la prestation de Jimi Hendrix à Stockholm. Il retrouve des références similaires vers la fin du dernier épisode, à Jane Fonda et son rôle dans Barbarella ou à un concert du Grateful Dead. Il peut mesurer l'impact de ce qu'a vécu le soldat Everette au décalage existant par rapport à ces événements. En effet, le scénariste a choisi de raconter le parcours d'un soldat qui va se retrouver sur les champs de bataille.


Au cours du premier chapitre, le lecteur identifie la structure narrative choisie par l'auteur : opposer le parcours de 2 soldats, l'américain et le vietnamien. Il le fait de manière cruelle, en montrant le premier contraint et forcé de répondre à l'appel et subissant l'endoctrinement sadique, et le second convaincu de servir une cause enracinée dans l'histoire de sa famille et de son peuple. Il n'a alors pas de doute que le récit est construit de manière à aboutir à un face à face entre les 2 à la fin. Il note également l'emprunt à Full Metal Jacket pour le sergent instructeur et la dureté de l'entraînement du Marine. Dans le même temps, Jason Aaron ne donne pas l'impression de copier servilement en plus fade. Il opte pour une narration dense, avec un accès aux flux de pensée de chacun des 2 soldats. S'il peut être un moment décontenancé par le spectre sanguinolent aux côtés du soldat américain, il peut rapidement l'envisager comme une métaphore. Billy Everette reçoit son ordre d'incorporation parce qu'il faut remplacer un soldat mort au combat. Même sans conviction politique, Everette ne peut pas échapper à la cause qui a pour effet son incorporation. Sur le principe du parallélisme, le lecteur s'attend à un dispositif narratif similaire du côté de Vo Binh Dai. En fait la dimension spirituelle du vietnamien se manifeste dans les traditions culturelles de son pays. Toutefois il s'attend quand même à ce que le récit progresse jusqu'à ce que les 2 principaux protagonistes se fassent face sur le champ de bataille.


Le lecteur observe également que la narration est dense. Les cellules de texte contenant alternativement les flux de pensée d'Everette et de Dai ne sont pas copieuses, mais elles sont très régulières. De la même façon, les dessins s'avèrent aussi denses, dans une veine réaliste et descriptive. Effectivement, séquence après séquence, le lecteur peut observer les détails de chaque scène, à commencer par les différents environnements. Cameron Stewart ne cherche pas à réaliser des dessins photoréalistes, mais il ne lésine pas non plus sur le degré de précision. La description des milieux naturels en constitue l'exemple le plus patent. En effet, l'artiste sait montrer la diversité des paysages naturels du Viêt Nam que traverse Vo Binh Dai au fur et à mesure de sa progression vers le Sud, à l'opposé de forêts génériques toutes identiques et prêtes à l'emploi. Il est également visible qu'il a pris le temps d'apprendre à représenter les uniformes militaires avec exactitude pour respecter l'authenticité historique. Il a su trouver le bon dosage pour rendre compte des caractéristiques ethniques sans tomber dans la caricature.


Le lecteur peut vraiment se projeter aux côtés des personnages et s'immerger dans leur environnement du moment. Stewart se tient à 'écart des postures exagérées ou romantiques, ne reproduisant pas quelque forme que ce soit de glorification de la guerre ou de la virilité. Il met en scène ses personnages avec une direction d'acteur de type naturaliste, et le lecteur apprécie sa capacité à transcrire une large gamme d'émotions au travers des expressions de visage. Il réalise des dessins qui donnent parfois l'impression d'être un peu denses, sensation pouvant être renforcée par des couleurs un peu sombres, appropriées aux ambiances nocturnes ou aux espaces confinées. Le dessinateur sait aussi utiliser à bon escient la licence artistique pour prendre un peu de liberté avec la réalité, quand le scénario le nécessite à de rares reprises. Le lecteur éprouve le malaise de Billy Everette et aussi celui de Vo Binh Dai, en ressentant que leur nature respective n'est pas la même et que son intensité varie en fonction des circonstances.


Au fil des séquences, le lecteur est en droit de s'interroger sur la justesse de la représentation du point de vue vietnamien. S'il en juge par rapport aux éléments pour lequel il dispose de points de repère, il se dit que les 2 auteurs ont dû là aussi faire usage de témoignages pour s'assurer de ladite justesse. Ainsi mis en confiance, il ressent pleinement comment l'absence d'idéaux de Billy Everette et le pragmatisme occidental démultiplie l'impact de l'absurdité des situations dans lesquelles il se retrouve. Le décalage entre la vie de ses parents et la sienne devient tel qu'ils semblent ne plus vivre dans le même monde, juste quelques jours après son départ. Dans le même temps, il observe comment les idéaux de Vo Binh Dai sont mis à mal par les situations qu'il vit, lui aussi ne pouvant concilier sa conception socio-culturelle du monde avec ce qu'il observe. Jason Aaron et Cameron Stewart ont choisi de placer leurs 2 personnages dans des unités qui se retrouvent à vraiment combattre. Ils sont donc confrontés aux horreurs de la guerre, y participent même. L'intensité de la narration transcrit avec force l'horreur des situations, pas seulement les blessures atroces, mais aussi la mort dépourvue de sens d'êtres humains se trouvant au mauvais endroit, au mauvais moment, en tant que soldats, mais aussi en tant que population civile. Le face à face a bien lieu, mais il ne se déroule pas comme un duel au soleil. Le lecteur referme l'ouvrage après un dernier choc, celui apporté par une autre acceptation du titre, un autre sens du terme Autre côté.


Jason Aaron, Cameron Stewart et Dave McCaig font œuvre d'auteur avec ce récit sur la guerre du Viêt Nam. Ils n'ont pas choisi la facilité en mettant en scène un soldat américain et un soldat vietnamien et en les plaçant en situation de combat. Le récit sort du lot du simple récit d'aventures plus ou moins orienté en faveur des États-Unis, tout d'abord grâce à la qualité des recherches préparatoires qui assurent une qualité historique satisfaisante. Ensuite, il sort du lot par la volonté de montrer les 2 côtés du conflit, l'autre côté, celui de l'ennemi. En outre, la narration visuelle implique le lecteur par sa densité et sa force émotionnelle sans verser ni dans le pathos, ni dans l'exagération romantique, ni dans le gore. Le scénario sait combiner l'horreur physique de la guerre, avec l'histoire personnelle assez banale de 2 jeunes gens, et avec l'effet annihilateur de la mort violente sur toute forme d'idéologie, même son absence.

Presence
10
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le 22 juil. 2019

Critique lue 97 fois

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