Voilà de l'art dans la veine humoristique ! Quel beau travail ! En partant du poncif de la grenouille transformée en prince quand on lui fait la bise, Alain Ayroles nous entraîne dans une cascade de loufoqueries sur fond de décor médiéval de haute fantaisie, et met en scène des personnages dont la psychologie est généralement très conditionnée par leur fonction sociale.
De la grenouille intello, au langage châtié voire précieux, jusqu'au statut de beau prince soucieux de respecter les conventions des contes de fées tout en gardant des réflexes de batracien, Garulfo effectue un parcours qui fait rêver. Conscience de haute volée à laquelle on s'identifie aisément, Garulfo est animé d'une ambition, d'une exigence et d'un dynamisme qui donne à ce récit un tonus bienfaisant et qui le fait rayonner d'une allégresse assez souvent iconoclaste.
La tradition du conte de fées conventionnel, rappelé planche 9 par une nourrice revêche, est aussitôt mise à distance par la belle princesse de service pour nous être mieux resservie sur le mode ironique.
Le dessin de Bruno Maïorana, ligne claire aux contours allégés, est d'une lisibilité poussée à la fois grâce au choix de vignettes assez grandes, et au travail de Thierry Leprévost, coloriste subtil, qui sème un peu partout de réjouissants dégradés plaisants au regard, et privilégie des tons clairs et lumineux chaque fois que cela est rendu possible par l'histoire. Cette lisibilité et cette luminosité ramènent le lecteur aux sensations vives de l'enfance, et contribuent à réactiver la naïveté et l'enthousiasme nécessaires pour adhérer aux cabrioles scénaristiques de ce récit fort drôle.
Garulfo, ranidé philanthrope, polémique avec son copain Fulbert le canard de la bonté de l'espèce humaine, et le niveau recherché voire soutenu de son langage fait passer à merveille ces considérations philosophiques concoctées dans la vase. En butte aux propositions d'un crapaud pustuleux mal informé, qui croit que la grenouille est sa femelle, Garulfo se révèle être bien un mâle, et même mignon, après sa transformation attendue et souhaitée.
On appréciera le contenu de l'incantation fulminée par la sorcière planche 15 (et qui a dû être imposée par l'éditeur...). L'exclamation de Garulfo planche 19 rappelle trop le "Thalassa ! Thalassa !" de l'Anabase pour être un hasard (pourquoi une grenouille se mettrait-elle à parler grec subitement, et pour la seule fois de l'album ?).
Le décor est soigné dans le détail : brochet en appétit planches 4 et 7, jolies blondes dont les rotondités bien placées font de l'effet (ggghhhhh...) (planches 10 et 32), antre d'une sorcière de fantaisie (planches 13 à 15), bandeaux narratifs en forme de parchemins, rédigés avec une élégante écriture pleine de hampes et de traverses enjouées; très joli château au donjon central relié aux ouvrages périphériques par des passerelles (planche 20); costume et obséquiosité irrésistible du chambellan local planches 24 à 26); très beau portail gothique planche 25, somptueuse salle d'apparat aux bannières frappées de symboles héraldiques élégants (planche 26), phylactères particuliers pour Sa Majesté (coiffés d'une couronne - planche 27)...
Garulfo, devenu prince, découvre la méchanceté des hommes et la cruauté du monde; en cela encore, il reproduit les expériences de l'enfant. Que le lecteur revit avec lui...