Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il contient les 5 épisodes, initialement parus en 2016/2017, écrits par John Arcudi, dessinés et encrés par Tony Fejzula, et mis en couleurs par André May. Les couvertures ont été réalisées par Dave Johnson. À la fin le lecteur trouve 10 pages de dessins préparatoires, ainsi que 31 illustrations en pleine page réalisés par d'autres artistes.


Dans la prison du comté de Mariposa en Californie, Donald Gaffney est en train de poignarder sauvagement Arthur McCoyne, l'éventrant délibérément. Les cellules de texte évoquent le fait que l'amour est un sentiment puissant, mais que la haine aussi et qu'elle est moins coûteuse. Le lendemain, la lieutenant Ellie Payton appelle l'inspectrice Linda Caruso de la Section des Crimes de Prison (Jail Crimes Division) pour qu'elle se rende sur place et prenne l'enquête en main. Sur place, elle y retrouve le gardien Paris Taylor, et ils discutent de la fête de départ en retraite de Sten qui s'est tenue dans un club de striptease. Il lui indique que la caméra en circuit fermé de la cellule ne fonctionne plus, mais qu'ils ont aisément retrouvé le coupable filmé en train de se suicider, un autre détenu dénommé Donald Gaffney. L'affaire semble claire comme de l'eau de roche.


Toutefois, l'inspectrice Caruso souhaite que le corps soit autopsié pour s'ôter un doute de l'esprit. Elle se rend compte que le corps de Donald Gaffney a déjà été évacué vers la morgue et que ni le directeur de prison, ni sa supérieure ne souhaitent donner suite à sa demande, l'affaire étant tellement évidente. Dans le couloir elle a croisé un autre détenu et un autre gardien, TZ Gerena et Leo Aaron, qui souhaitaient lui parler, mais elle était pressée par le temps. En sortant de la prison, elle échange quelques mots avec Warren Diaz, un autre gardien, et lui indique qu'il devrait passer le concours d'inspecteur. Mais dans le même temps, elle regrette elle-même de l'avoir fait, ce qui l'a conduite sur une voie de garage. Elle rentre chez elle et reçoit la visite de Kyle Romero (son ex-mari) qui lui annonce qu'il va se remarier prochainement. Elle sort prendre un verre dans son jardin où elle est rejointe par sa voisine Julia Taylor.


La couverture annonce clairement l'intrigue : un meurtre en prison, et une enquête menée par une inspectrice désabusée. De son côté, le lecteur a peut-être encore en tête les pages très personnelles de Toni Fejzula pour Veil avec Greg Rucka. Il est estomaqué par les 2 premières pages qui montrent Donald Gaffney en train de s'acharner méthodiquement sur le corps d'Arthur McCoyne, avec des gestes réfléchis, comme sous le coup d'une folie froide et furieuse. Cette fois-ci, Fejzula n'a pas réalisé la mise en couleurs lui-même, mais visiblement André May a travaillé de près avec lui. Le rouge du sang répandu avec largesse tranche sur le reste plus sombre. Les éclats de sang ne correspondent pas aux giclées dues à la pression artérielle, mais elles dessinent des petites courbes expressionnistes, comme si le cadavre s'était écroulé dans son sang. Le résultat visuel dépeint le tableau d'une sauvagerie écœurante. Tout au long des 5 épisodes, André May réalise un travail très impressionnant de mise en couleurs, avec des teintes un peu sombres et ternes, comme du pastel foncé. Cette mise en couleurs participe à faire comprendre qu'il s'agit d'un environnement assez sombre sur le plan psychologique, et à apporter discrètement un peu de substance aux dessins, par le biais de variations de nuance ténues, indiquant à la fois l'effet de l'éclairage, et la texture de chaque surface.


Même sans consulter le cahier de recherches graphiques en fin de tome, le lecteur constate par lui-même le temps passé pour donner une identité graphique à chaque personnage, contribuant ainsi à leur identité personnelle. C'est par les petits détails que le lecteur se fait une idée de la personnalité de Linda Caruso, ses choix vestimentaires, ses postures, ses expressions du visage, ses petits gestes du quotidien. Le lecteur constate également que les auteurs ont pris le parti de conserver une apparence normale aux personnages qui mènent une vie sociale normale, et de donner des signes distinctifs plus prononcés aux prisonniers, soumis à l'uniforme. Ainsi TZ Gerena est un individu très sec avec des postures un peu incurvées, Mack est une immense armoire à glace avec une morphologie de culturiste tatoué sur tout le corps.


Très rapidement le lecteur ressent un fort degré d'immersion dans les lieux où se déroule chaque séquence. Il y a bien sûr la prison, les logements des uns et des autres, et les bureaux de travail soit dans la prison, soit au commissariat, ou encore à l'institut médico-légal. L'artiste intègre de nombreux détails et soigne ses décors, en personnalisant chaque endroit. Sur la troisième page, le lecteur peut détailler les différents dossiers dans le bureau du lieutenant Ellie Payton, et sa méthode de rangement, et dans la case du dessous le bazar dans la chambre de Linda Caruso. Dans l'épisode 3, le lecteur peut voir l'intérieur de l'appartement de Sten, ainsi que celui de madame Gaffney (la mère de Donald). Il observe des aménagements intérieurs très différents, à la fois en termes d'ameublement, mais aussi en termes de ménage. Il constate que Toni Fejzula exagère parfois la perspective des visages, ainsi que leur forme, pour accentuer une émotion, flirtant avec un registre expressionniste très parlant. L'artiste maîtrise également sa mise en scène pour conserver une lisibilité excellente lors des scènes de foule, en particulier quand l'inspectrice Linda Caruso se retrouve au milieu des prisonniers dans le réfectoire. Il sait faire ressentir la tension générée par l'agressivité des détenus en présence de cette femme, mais aussi la tension entre 2 interlocuteurs d'avis différent. Lorsque la violence se déchaîne, le lecteur ressent sa soudaineté et sa force.


Le lecteur éprouve la sensation d'être aux côtés de Linda Caruso tout du long du récit, de pouvoir se projeter dans chacun des endroits où elle se trouve, de ressentir les états d'esprit projetés par ses interlocuteurs. Il se sent donc impliqué dans son enquête, et comprend bien sa frustration à voir que le corps de Donald Gaffney lui échappe, alors qu'elle est sûre de son intuition. Il se prend au jeu de repérer le jeu de pouvoirs entre les différents suspects, de suivre l'inspectrice en train de tâtonner pour savoir à qui profite le crime. Il suit sa progression faite d'entretiens biaisés, et de fausses pistes, avec des a priori pas toujours vérifiés. Les auteurs chargent un peu le comportement des détenus, par contre ils mettent en scène des gardiens, des responsables et des policiers humains et faillibles, ce qui donne une enquête plausible, intéressante, avec un bon niveau de suspense.


Le lecteur est tenu en haleine par l'intrigue qui repose sur des conventions classiques du polar en milieu carcéral, maîtrisées par les auteurs et utilisées avec intelligence. Il remarque aussi qu'il s'agit bel et bien d'un polar car le milieu dans lequel il se déroule est partie intégrante du récit, et pas un simple décor en carton-pâte. John Arcudi a bien fait ses devoirs et respecte les procédures en place, ainsi que le partage des domaines de responsabilité entre les différentes administrations. Il sait mettre en œuvre des moments de suspense intense, que ce soit une autre tentative de suicide, une émeute dans la prison, ou une trachéotomie improvisée au stylo à bille. Il sait aussi réaliser une étude de caractère en toile de fond. Le lecteur peut très bien se satisfaire de l'enquête pour trouver le véritable meurtrier et profiter du suspense entretenu par les scènes d'action. Il se rend aussi compte qu'il s'est rapidement attaché au personnage principal.


Du fait de sa compétence, Linda Caruso a été encouragée et soutenue par sa supérieure pour passer le concours d'inspecteur et ainsi accéder au grade supérieur. Mais dans sa vie de tous les jours, elle a du mal à se satisfaire d'un boulot pas très intéressant, avec de la paperasse, et finalement pas de résultats concrets comme elle en avait quand elle maintenait l'ordre dans la rue et aidait les citoyens. Son constat amer est renforcé et corroboré par ses échanges avec ses anciens collègues et par le fait qu'elle ait subi une mutation dans la section des crimes de prison, du fait de son comportement pas assez diplomate. Sans en avoir l'air, John Arcudi dresse le portrait d'une femme dont la progression professionnelle méritée l'a éloignée de ses valeurs, et du métier qu'elle aimait exercer. À l'opposé d'une amélioration, elle vit son évolution comme étant imposée, et contraire à ses aspirations et ce qu'elle est. L'enquête criminelle n'est pas seulement la description d'un environnement social, mais aussi le révélateur du malaise psychologique de la principale protagoniste. Sous réserve d'être sensible à cette dimension, ce récit devient un polar accomplissant tout son potentiel.


Sous les couvertures, toujours impeccables de Dave Johnson, le lecteur découvre une enquête bien tordue dans un milieu carcéral bien tordu. Il apprécie la qualité des dessins et leur capacité à donner corps aux différents lieux, et à donner vie aux différents personnages. Il se prend rapidement d'affection pour Linda Caruso, une femme complexe, professionnelle, complexée par sa situation professionnelle et sociale, et combative dans le bon sens du terme.

Presence
10
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le 22 sept. 2019

Critique lue 76 fois

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