Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 8, initialement parus en 2014/2015, écrits, dessinés et mis en couleurs par Stjepan Šejić. Cet auteur complet est également le créateur des séries Ravine et Sunstone.
Tout commence avec la mort de Samuel Lewis dans une rue de New York, un citoyen s'étant interposé dans une agression à main armée. Il a été mortellement blessé par balle, et a vu apparaître une femme à la peau blanchâtre, enveloppée dans une longue capeline noire, tenant à sa main une faux : Bernadette (dite Bernie). Avec son accord, celle-ci lui a conféré des pouvoirs. Il fait maintenant partie du groupe Death Vigil, des individus étant passés de l'autre côté, qui traquent des manifestations de monstres surnaturels, invoqués par des nécromanciens qui s'y sont liés pour devenir immortels.
12 ans après avoir été secouru par Bernie, Sam interrompt un rituel de débutant dans un cimetière. Puis il s'interpose alors que Jon vient de sacrifier Clara Jenkins (sa compagne). Il réussit à contrecarrer l'apparition du monstre invoqué par Jon, avec l'aide du corbeau Hugin, et Bernie propose à Clara d'intégrer Death Vigil (ou de mourir). Ensemble avec d'autres Death Vigil, ils vont se rendre compte que le camp adverse gagne en puissance. En particulier, Maria Benes (aidée par Wulf) a conclu un pacte avec Lord Abyss et son serviteur Gallows pour déchiffrer un codex capital, en échange du pouvoir pour faire regagner conscience à sa fille Alicia. Les nécromanciens sont en passe de réussir à ouvrir le passage à des monstres de plus grande puissance.
En suivant la carrière de Stjepan Šejić, il semble disposer d'une énergie créatrice inépuisable qui lui permet d'illustrer aussi bien des superhéros (Witchblade ou Artefacts) que de la science-fiction (IXth generation), de l'Heroic Fantasy (Ravine), et même de la comédie romantique sur fond de sadomasochisme (Sunstone). C'est donc avec grand plaisir que le lecteur se lance dans sa nouvelle création du moment, à base de surnaturel, de créatures des ténèbres, avec un soupçon de Grands Anciens à la HP Lovecraft. Le début est délicieux.
L'auteur plonge directement le lecteur au cœur du récit, avec la première apparition de Bernie. Au lieu d'une faucheuse macabre et sinistre, il s'agit d'une femme qui aime bien taquiner les autres à commencer par ce pauvre Sam à l'article de la mort. Le lecteur est immédiatement intrigué par ce personnage mystérieux et enjoué. 12 ans plus tard dans un cimetière, Šejić amuse encore son lecteur, avec un Sam détendu et condescendant vis-à-vis de ces apprentis sorciers à la mie de pain, faux gothiques. Le récit change encore de point de vue avec le dîner romantique entre Clara Jenkins et Jon, suivi par un sacrifice humain brutal dénué de tout remord.
Par la suite l'auteur présente encore d'autres membres du Death Vigil : Hugin le corbeau surnaturel, Marlene & James, Chiyoko & Vlado. Il y a également 2 nécromanciens non affiliés aux autres (Mia et son père Heirich qui se fait aussi appeler Allistor), sans oublier la gouvernante de la maison du Death Vigil, appelée Grace Willow. Le lecteur prend plaisir à faire connaissance avec tous ces personnages qui disposent pour la plupart d'une histoire personnelle développée au cours de ces 8 épisodes. Dans le camp d'en face, il fait donc connaissance avec Maria Benes et sa fille Alicia ainsi que Wulf l'homme de main de Maria, Lord Abyss et son représentant humain Gallows, plusieurs nécromanciens et leur monstre attitré.
Stjepan Šejić a donc conçu un environnement bien peuplé. Au bout de la moitié du tome, le lecteur se rend compte que tous les personnages n'auront pas droit à un temps d'exposition suffisant. Par exemple, la gouvernante Grace Willow apparaît 2 fois pour ne plus revenir, sans qu'on n'apprenne jamais rien sur elle. De même, Clara Jenkins s'introduit dans les souvenirs de plusieurs nécromanciens qui sont racontés dans le détail, mais qu'on ne revoit pas par la suite. De même, Jane (la copine de Clara) a l'air sympathique, mais le lecteur finit par se demander pour quelle raison Šejić l'a présentée, vu qu'elle est vite reléguée dans les figurants. D'un côté, tous ses personnages sont très sympathiques, avec un sens de l'humour bien dosé, des réparties adultes, et des moqueries affectueuses. De l'autre côté, ils sont vraiment nombreux, ce qui les empêchent d'avoir la place d'exister malgré la copieuse pagination de ce tome (environ 270 pages de comics).
L'intrigue est également très fournie. Le lecteur apprend petit à petit à situer les 2 factions en lice : Death Vigil contre nécromanciens. Il place ensuite les personnages aux allégeances fluctuantes, motivés par leur propre objectif, à savoir Mia & Heirich, ainsi que Maria Benes & Wulf. Il découvre avec plaisir leur histoire personnelle et les liens qui les rattachent aux autres personnages, en plus de leurs objectifs. Il comprend pourquoi le conflit entre Death Vigil et nécromanciens prend de l'ampleur et éclate au grand jour. Il éprouve parfois l'impression que l'auteur a essayé de caser un maximum d'éléments de son univers vraiment très riche, quitte à accélérer le mouvement.
Stjepan Šejić réalise ses planches à l'infographie, tout seul. Il se sert de son outil aussi bien pour réaliser des dessins comme s'ils avaient été faits avec des outils traditionnels, avec un détourage des formes par un trait noir repassé à l'encre, que pour inclure des effets spéciaux (de textures de parchemin ou de papier peint, à des effets pyrotechniques parfaitement maîtrisés), jusqu'à un amalgame entre ces 2 techniques. Le lecteur peut ne pas prêter attention à la technique de cet artiste et se laisser porter par la narration visuelle fluide, intégrant parfaitement ces différents modes de représentation.
Ce dessinateur maîtrise parfaitement les expressions du visage, avec des moues moqueuses ou ironiques irrésistibles. Ces personnages présentent des morphologies variées. Ils ne sont pas tous musculeux, ces dames étant plutôt fines et élancées, les adolescents étant vifs et longilignes. Il fait preuve d'un savoir-faire remarquable en tant que décorateur. Chaque endroit présente des caractéristiques spécifiques, avec un niveau de détails variant en fonction de la nature de la séquence, de photoréaliste à vaguement esquissé en arrière-plan. À nouveau, à moyen d'y prêter une attention particulière, la lecture est guidée par le mode de représentation, avec un art consommé du bon dosage dans la densité d'information visuelle.
Šejić se montre tout aussi inventif et mesuré dans la conception des différents costumes des personnages, remarquables et mémorables, sans être extravagants. Il conçoit des monstres à l'apparence saisissante, avec des particularités qui les placent au-dessus d'une apparence générique et sans personnalité graphique. Il utilise les effets spéciaux propres à l'infographie pour leur conférer des textures ou des feux intérieurs peu ragoûtants. Il a l'intelligence de ne pas transformer chaque page en un festival pyrotechnique, mais de doser ses effets pour ne pas fatiguer le lecteur, et pour qu'ils conservent leur force graphique.
L'intrigue de Death Vigil est ambitieuse avec plusieurs moments de bravoure. En particulier dans l'épisode 2, Stjepan Šejić narre en parallèle la transformation en Death Vigil de Sam et celle de Clara, avec une belle élégance narrative, que ce soit dans le parallélisme des formes ou dans la construction de la mise en page. Dans l'épisode 3, Clara passe en revue les souvenirs de Lana dans 2 pages visuellement intéressantes, sans être pesantes. Dans l'épisode 5, Maria Benes tient tête à Lord Abyss, dans un face-à-face qui tient du jeu du chat et de la souris. Dans l'épisode 6, Gallows explique à un sous-fifre comment Maria a établi son plan d'attaque avec une rationalité terrifiante.
Arrivé au bout des 8 épisodes, le lecteur apprécie sa lecture pour sa richesse, son inventivité, son originalité, ses personnages, ses concepts, sa façon de s'élever au-dessus d'une simple dichotomie, son potentiel de développement ultérieur, tout en restant un tout petit peu sur sa faim. En ayant ainsi bourré à craquer sa narration, Stjepan Šejić donne parfois l'impression de ne pas finir ce qu'il a commencé et développé. Finalement la relation entre Sam et Bernie reste à un niveau superficiel, même si le lecteur a pu ressentir à l'occasion de 2 ou 3 scènes la force de l'amitié qui les lie. Finalement la motivation de Maria Benes semble bien intangible, alors qu'elle est très convaincante, parce que l'auteur n'a pas la place de montrer sa souffrance générée par la situation de sa fille. Finalement ces monstres tapis dans les ténèbres, venus du dehors restent un peu génériques et abstraits parce qu'ils restent trop premier degré, sans jamais prendre une dimension métaphorique.
Stjepan Šejić impressionne le lecteur par la virtuosité de sa narration, son élégance et sa fluidité. Il le gâte par tant de richesses dans son récit, tout en laissant un petit goût d'inachevé. Il reste à espérer que ce premier tome sera suivi d'autres qui viendront mettre à profit toutes ses potentialités.