Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Aude Picault. Il comprend environ 120 pages de bande dessinée en couleurs.
Jadis régnait la grande déesse. Tous les peuples se prosternaient devant elle car elle était à la fois la reine de la vie et de la mort. Sa représentante la grande prêtresse conseillait les rois et s'accouplait avec eux avant les batailles. Mais la défaite de ces peuples par d'autres entraîna la chute de la déesse, son asservissement à un dieu guerrier, et son assimilation à la responsabilité de catastrophes naturelles. Puis elle fut oubliée. Cette chute est par exemple racontée dans la Bible. Dieu créa les cieux, la Terre… la faune, la flore, et finalement l'humanité : mâle et femelle, à son image. Tout naturellement, Adam et Lilith s'accouplent, dans diverses positions : missionnaire, Andromaque, balançoire, jusqu'à la jouissance mutuelle. Pourtant après l'acte, Adam déclare que la position de l'Andromaque n'est pas tenable, qu'il doit être au-dessus pour pouvoir contrôler. Lilith lui répond que s'il est le roi de la création, elle en est la reine, à égalité. Adam lui dit qu'elle doit se prosterner devant lui. Elle refuse de se soumettre. Adam en appelle à la volonté divine : si Dieu s'oppose à la domination d'Adam, qu'il se manifeste. Rien ne se produit.
Devant l'absence de réaction, Adam en déduit qu'il a raison. Lilith refuse ce constat et invoque YHWH, provoquant l'effroi d'Adam. Il pousse des ailes dans le dos de Lilith et elle s'en va. Adam se plaint de sa solitude à Dieu et celui-ci envoie 3 anges Snwy, Snswy et Smng pour raisonner Lilith. Celle-ci refuse de retourner auprès d'Adam : elle se voit maudite, et cent de ses enfants doivent mourir chaque jour. Elle décide de s'abîmer dans les flots et de fait ses enfants meurent noyés à la naissance. Lilith ne revenant pas, Dieu décide d'accéder à la demande d'Adam et de lui donner une nouvelle femme. Cette fois-ci, il la façonne à partir de l'âme et de la matière d'Adam de sorte à ce qu'ils soient indéfectiblement liés. Il lui donne le nom d'Ève.
Voilà un ouvrage étrange à la croisée des chemins. Il est paru dans la collection BD Cul de l'éditeur Les Requins Marteaux, et contient effectivement des scènes de sexe pouvant durer une dizaine de pages. Il est réalisé par Aude Picault dont le précédent ouvrage à succès Idéal Standard (2017) abordait le thème du choix de ne pas avoir d'enfant pour une femme, malgré la pression de la société. D'un autre côté, il est vrai que cette autrice avait déjà réalisé le premier ouvrage de cette collection : Comtesse paru en 2010. Enfin, le personnage principal est Lilith : un démon féminin issu de la tradition juive, considérée comme la première femme d'Adam, avant Ève. Le nom de Lilith est mentionné une fois dans la Bible, 4 fois dans le Talmud. Son histoire est développée dans l'Alphabet de Ben Sira (entre 700 et 1000 de notre ère), et reprise dans les textes de la Kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme. Le lecteur se rend vite compte que l'autrice a su reprendre les principaux éléments du mythe de Lilith en les respectant, sans les transformer en un folklore de pacotille : la première femme d'Adam, sa relation avec Samaël, la malédiction de Dieu, l'intervention des 3 anges (Snwy, Snswy et Smng / Sanoï, Sansenoï et Samangelof). La position d'Aude Picault est claire concernant les tenants de la foi juive, mais elle ne se contente pas de se moquer bêtement ou de railler un ou deux préceptes triés sur le volet. Elle donne son interprétation de cette croyance.
Quand il choisit de lire un livre dans cette collection, le lecteur attend des scènes de cul. Elles occupent environ 60 pages sur 120, il n'y a donc pas tromperie sur la marchandise. Aude Picault les représente en vue générale, en gros plan, et tous les stades intermédiaires. Il s'agit de relations entre 2 adultes consentants, dans diverses positions sexuelles, sans prouesses physiques ou techniques. Le lecteur peut observer des positions classiques, ainsi que des pénétrations en gros plans, des excitations du clitoris par la femme, des éjaculations. Les représentations sont plutôt simplifiées, très éloignées d'une représentation photographique, ou d'exagérations morphologiques, déconnectées d'une esthétique pornographique. Le lecteur peut rattacher chaque relation physique à un individu avec des convictions personnelles, une histoire, à l'opposé d'une mécanique bien huilée et spectaculaire, accomplie par 2 professionnels anonymes et sans âme. De même chaque rapport dit quelque chose sur la relation qui unit les 2 individus en présence.
Aude Picault raconte l'histoire de Lilith, personnage mythologique, comme s'il s'agissait d'un être humain. Elle ne se contente pas de broder sur la tradition du judaïsme : elle donne à voir une personne incarnée avec ses propres envies, engagée dans une relation avec un partenaire. Le prologue sert de mise en perspective de l'histoire de Lilith comme étant universelle, et les dessins s'inspirent de représentations assyrienne et égyptienne pour évoquer un temps immémorial. L'artiste dessine sous la forme de fresques, de mosaïques, de hauts reliefs pour marquer une histoire datant de l'aube des civilisations. Ce mode de représentation atteint son objectif, et permet déjà de représenter des relations sexuelles sans que l'aspect pornographique n'écrase tout le reste du dessin. Par la suite, elle représente les environnements d'un trait léger et de manière simple. Il est vrai qu'en ces temps de la Genèse, il n'y a que des zones naturelles, figurées par un tronc d'arbre, son feuillage, des brins d'herbe, mais aussi quelques formations rocheuses, une grotte, des plans d'eau. Aude Picault adopte une mise en page sans dessiner de bordure de case, avec deux ou trois dessins par page et de nombreux dessins en pleine page (environ une cinquantaine). Ce choix est dicté par le format moitié moindre que celui d'une bande dessinée, mais aussi par le genre pornographique qui implique de tourner rapidement les pages pour que la tension monte.
L'artiste représente les formes humaines de manière simplifiée, avec un simple détourage des corps avec un trait fin. Elle donne des silhouettes normales aux personnages, sans musculature exagérée, sans taille mannequin (Lilith est plutôt bien en chair). Elle ne s'attarde pas sur certains détails anatomiques (pas de tétons, que des auréoles), quelques poils. Il y a moins d'une demi-douzaine de gros plans de pénétration, et ils sont également représentés de manière légère, très éloignés d'une représentation photographique, ou d'une exagération de prouesse sportive. Il y a très peu de personnages, essentiellement quatre : Lilith, Adam, Samaël et Ève. Le lecteur apprécie la justesse de l'expressivité de leur visage : la sollicitude, l'inquiétude, la colère, la surprise, le plaisir innocent. Il ne fait pas de doute que Lilith, Adam et Ève prennent du plaisir pendant l'acte sexuel. Le plaisir féminin est montré sans tabou, sans que cette bande dessinée ne se transforme en un éloge du plaisir féminin.
L'interprétation qu'Aude Picault donne du mythe de Lilith est bien sûr féministe. Le prologue attire l'attention du lecteur sur le caractère universel du discours, dont le mythe de Lilith n'est qu'une version parmi tant d'autres : la soumission de la femme à l'homme. L'autrice n'est pas dans la dénonciation ou la critique négative : elle propose une autre façon d'envisager les choses. Il ne s'agit pas de faire une chasse aux sorcières, de dénoncer une religion parmi d'autres, de se lancer dans une diatribe facile contre le patriarcat. Le changement de point de vue s'opère par une simple phrase : Enfin, Dieu créa l'humanité à son image, mâle et femelle. Lilith n'est pas née de la côte d'Adam, elle a été créée son égale. C'est effectivement l'envie de domination du mâle qui a conduit à la rupture de cet équilibre. Adam est montré comme ne sachant pas accepter cette égalité, comme étant incapable de lâcher prise, de se laisser aller et de perdre le contrôle. Plus tard Lilith demande à Samaël s'il a peur de son désir à elle : elle explicite ce qui a effrayé Adam. Étrangement Dieu accède à la demande d'Adam de demander à Lilith de revenir, puis de créer une nouvelle compagne Ève à partir de son propre corps, niant ainsi l'altérité féminine.
Sur cette base, Aude Picault peut ainsi renverser le symbole de Lilith et même celui de Samaël (ange déchu) qui n'incarnent plus le mal, mais une alternative à la domination masculine, au patriarcat diabolisant le plaisir sexuel des êtres humains, et surtout celui des femmes. L'union de Samaël et Lilith montre que cette égalité entre les 2 sexes peut fonctionner jusque dans les relations sexuelles. Aude Picault ne montre pas du doigt une frange de la population, ou le clergé, ou une religion : elle se montre constructive. Elle met en lumière le mécanisme qui conduit à la volonté de soumettre les femmes à celle des hommes : la peur des hommes face à quelque chose qu'il ne peut pas être, face à une altérité profonde. Elle montre qu'il n'y a pas de culpabilité à associer au plaisir féminin, et pas d'impossibilité de trouver du plaisir pour les 2 partenaires.
A priori, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une entreprise étrange : effectuer une interprétation d'un mythe biblique sous la forme d'un récit pornographique. Aude Picault n'est pas la première à le faire : Gilbert Hernandez s'y était essayé avec Jardin d'Eden (2016) pour un résultat très plat et littéral. Rapidement, le lecteur constate que Déesse mérite sa classification dans les BD pornographique, et que cela ne diminue en rien la voix de l'autrice. Il ne s'agit nullement d'un récit exécuté à la va-vite avec un fil directeur squelettique pour aligner les scènes de sexe. Il s'agit d'une vraie histoire, celle de Lilith, avec une narration visuelle élaborée et pleine de charme avec un faible niveau de vulgarité, doublé d'un point de vue sur l'un des modes d'asservissement du patriarcat, sans virer à la dénonciation simpliste et aigrie.