Ce tome fait suite à Barracuda - Tome 5 - Cannibales (2015) qu’il faut avoir lu avant car les six tomes forment une histoire complète. Il compte cinquante-six planches, et la première parution date de 2016. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, en particulier les films, et bien sûr L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894).
À bord de son navire, le Faucon Rouge reçoit Jean Coupe-Droit dans son immense salon. Il a les pieds sur la table et un pilon de poulet dans la main droite. Ils évoquent le passé. Il lui fait observer que la dernière fois qu’il a voulu la prendre dans ses bras, elle l’a repoussé. Elle lui répond que le sang de son époux rougissait sa chemise. Il explique qu’un pirate n’épargne jamais ses ennemis. En outre, il estime qu’elle se morfondait avec lui, dans cette vie faite de lois, de réceptions, de mondanités, à changer de poste jusqu’à échouer sur son navire. Il l’a prise la première fois sur une table et elle l’a griffé. C’était la première femme à oser un tel geste, et elle a fini par l’aimer. Aujourd’hui, elle l’a appelé et il a accouru, un geste qui ne lui ressemble pas mais avec elle tout est différent. Quand elle l’a quitté, il a compris ce qu’il avait perdu. Il lui demande ce qui se passe avec le Barracuda et avec Blackdog. Ils sont interrompus avant qu’il n’obtienne une réponse. Les Espagnols sont arrivés et les canonnent par bâbord. Le navire du Faucon Rouge reçoit une deuxième bordée. Les Espagnols ont réussi à avancer cachés, en glissant le long d’un banc de brume qui bloque l’horizon à l’est. Dans le même temps, le Barracuda vire de bord et s’éloigne. À bord, Blackdog refuse de ralentir leur marche, car ils risquent de perdre un temps précieux et chaque minute compte. Il connaît cet endroit : les brumes de l’île Saliati.
Les Espagnols sont passés à l’abordage sur le Faucon Rouge : ils le prennent d’assaut et sont supérieurs en nombre, mais non pas en férocité. Ils attaquent sous les ordres de Diego de la Vierta, grand d’Espagne à qui il avait été donné mission de mettre fin aux crimes et exactions du Faucon Rouge. Un soldat l’informe que l’autre navire s’est éloigné, mais le Campeador s’est lancé à sa poursuite. Un de ses marins indique qu’ils sont trop proches de l’île et que les brumes s’épaississent : c’est folie que de continuer ainsi. Ils distinguent le son de la cloche du Barracuda. Soudain une masse apparaît devant eux : ils ne comprennent que trop tard qu’il s’agit de récifs, et le Campeador ne parvient pas à contourner l’obstacle. Le son de la cloche se fait entendre à nouveau : le Barracuda attendait, dissimulé dans la brume, et il reprend sa route. Emilio félicite Blackdog pour cette manœuvre, et ce dernier estime qu’ils sont maintenant en demeure de se porter au secours du Faucon Rouge. Sur ce dernier, les soldats espagnols ont réussi à avancer sur le pont et ils commencent à descendre vers la soute.
Le scénariste a donc gardé une dernière carte à abattre pour cet ultime tome : un autre navire sous le commandement de Faucon Rouge, pirate évoqué à plusieurs reprises dans le tome précédent. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir une solution de facilité, ou l’aboutissement logique d’une arrivée préparée et annoncée. Même si la scène d’ouverture offre une exposition à ce nouveau personnage pendant trois pages, le lecteur ne se sent pas de fournir un gros effort d’investissement dans ce dernier venu, sachant qu’il y a déjà de nombreux personnages de premier plan dont il attend de découvrir le destin : les jeunes adultes Maria, Emilio et Raffy, ainsi que l’ex-gouverneure Jean Coupe-Droit, la troublante Fine Flame, l’inénarrable Ferrango, le ténébreux frère Esteban, et bien évidemment Blackdog qui a effectué son grand retour sur le devant de la scène dans le tome précédent. Cela fait déjà beaucoup de personnages et donc laisse peu de place à un nouveau venu de la dernière heure. Le scénariste s’exécute et comble l’horizon d’attente du lecteur en menant à terme cette phase de transition dans leur vie, qui les amène à l’âge adulte, c’est-à-dire à un chemin de vie plus déterminé où le champ des possibles a été réduit à une trajectoire. D’un côté, le lecteur peut se trouver désemparé par l’inéluctabilité de ce processus vers la maturité ; de l’autre côté, il voit qu’au moins un des trois jeunes gens reste dans une dynamique de conflit non résolu entre son origine noble en Espagne et la réalité de sa vie d’épouse sur Puerto Blanco.
En outre, la narration visuelle offre un spectacle toujours aussi envoutant et épatant. Bien sûr, le lecteur ne croit pas trop à la hauteur sous plafond de la salle à l’arrière du navire de Faucon Rouge, ni à sa façon de se tenir les jambes croisées et les pieds sur la table, mais cela n’enlève rien au plaisir des yeux. Comme à son habitude, l’artiste travaille l’ambiance de chaque scène avec une couleur dominante déclinée en plusieurs nuances. Le saumon tirant sur le brun fait baigner ce tête-à-tête entre Faucon Rouge et son ancienne compagne dans une étrange intimité à la fois chaude, à la fois un peu frelatée. Alors que les vaisseaux s’affrontent, la brume impose une teinte grisâtre sinistre rendant plausible le fait qu’elle puisse avaler un vaisseau qui peut alors s’y tapir. Alors que Raffy et Anne de Laflam se retrouvent au lit dans une étreinte passionnée, la teinte saumon tirant vers le brun revient, pour signifier une passion avec une composante toxique, similaire à celle qui a existé entre Faucon Rouge et Jean Coupe-Droit. Lorsque frère Esteban pénètre dans le monastère pour échanger avec deux moines, la teinte dominante devient un gris tirant vers un jaune fade évoquant à la fois une luminosité mangée par les nuages et une forme de noirceur de l’âme (celle d’Esteban). Lorsque les tirs de canon font mouche, les planches s’illuminent de couleurs orangées. Bien sûr, le diamant Kashar reste d’un rouge sang.
Jérémy Petiqueux conserve ce dosage parfait entre éléments réalistes et exagérations romanesques, tous représentés avec un haut niveau de détails, donnant ainsi une consistance remarquable aux objets, aux lieux et aux personnes, le processus suspension d’incrédulité consentie s’opérant alors de manière automatique chez le lecteur. Comme de bien entendu, Faucon Rouge arbore une tenue à la mode pirate, et forcément avec des éléments rouges. Le système de boucle pour tenir sa longue cape est représenté avec minutie, tout en apparaissant trop sophistiqué pour pouvoir être pratique en situation de combat. Jean Coupe-Droit est toujours aussi svelte et séduisante dans son pantalon moulant et son chemiser un peu flottant. Les soldats espagnols portent tous le même uniforme à base de bottes, d’un pantalon noir et d’une cuirasse pour le torse. La tenue de Fine Flamme reste toujours aussi moulante, avec un décolleté tellement échancré qu’il n’est pas possible qu’il parvienne à contenir sa poitrine en cas de mouvement brusque, mais son élégance fait tout oublier. Ferrango n’a rien perdu de son ridicule, avec même un pantalon à rayures blanches et bleues, évoquant les braies d’un célèbre gaulois porteur de menhirs. Le dessinateur sait donner une allure imposante à Raffy avec son long manteau de cuir, en même temps qu’une jeunesse qui dément l’air sévère qui ne vient qu’avec des décennies de vie, et qu’il veut se donner. Le port d’Emilio/Emilia conserve toute son ambiguïté. Le duel entre Blackdog et Esteban permet de comparer leur allure, entre les vêtements un peu lâches du premier, et les motifs compliqués sur ceux du second.
Comme dans les tomes précédents, le lecteur éprouve la sensation que le scénariste à construit les morceaux de bravoure à partir de spécifications taillées sur mesure pour que l’artiste puisse laisser éclater son talent… et le lecteur n’a plus qu’à profiter du spectacle. Le rapport de force très ambigu lors de la discussion entre Jean Coupe-Droit et Faucon Rouge. L’assaut donné par les Espagnols lors de l’abordage du Faucon Rouge. Jean Coupe-Droit attendant, de pied ferme, les soldats espagnols dans la cale. Ferrango se ridiculisant tout seul par ses maladresses et sa confiance en lui. Des combats de rue. Les retrouvailles entre Raffy et son père dans une morgue de fortune avec moult cadavres. La demi-douzaine de pages le long desquelles se déroule le duel entre frère Esteban et Blackdog. Le retour du monstre marin du tome 3. À nouveau, le lecteur en vient presque à oublier l’intrigue. Dans le même temps, il perçoit bien les thèmes sous-jacents : la soif de possession (thème explicité dans le tome précédent) et la reproduction des schémas parentaux par les enfants.
Dans le premier tome, Jean Dufaux pose les fondations de son récit, dans le genre littéraire Pirate. Il a conçu une structure qui donne le premier rôle à la génération suivante, en plaçant au centre trois adolescents d’origine différente, tout en maintenant la génération précédente au travers d’individus tellement expérimentés (et surtout encore vivants) qu’ils ont acquis le statut de légende (Blackdog, frère Esteban, Faucon Rouge). Il peut ressentir comme une forme de structure un peu lâche dans l’intrigue, mais dans le même temps l’artiste acquiert une assurance et une élégance de tome en tome pour parvenir à une narration assurant le spectacle à elle toute seule.