Le symptôme
Toi, lectorat Shônen des premières heures, t'a-t-on tant baisé la gueule avec ce qu'il y a de plus exécrable que tu en as oublié jusqu'au goût du sucre ? Reviens à la raison, reviens à la maison,...
le 27 août 2022
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Demon Slayer est un manga qui étonne autant qu'il frustre. Une œuvre belle, intense par moments, émouvante à d'autres, mais maladroite, inconstante, et qui nous laisse sur un petit arrière-gout désagréable en bouche à la fin.
Le titre français, déjà. D'abord édité sous le titre "Les Rôdeurs de la nuit", le manga sera rebaptisé par la suite "Demon Slayer", soit tueur ou chasseur de démon. Un titre bien trop plat et générique. Car des shonen sur des chasseurs de démons, le Weekly Shonen Jump nous y aura bien accoutumés durant la dernière décennie, appeler ce manga "Chasseur de démons" serait un peu comme baptiser un comics Batman "Super-héros", ça n'aurait pas grand intérêt. Si "Les Rôdeurs de la nuit" n'est pas forcément un titre plus fin, au moins il y a la volonté de faire comprendre au lecteur l'idée de démons qui craignent la lumière du soleil, qui "rôdent" dans les ombres pour survivre, ce qui sera d'ailleurs un leitmotiv de l’œuvre. "Demon Slayer" ou même le titre original "Kimetsu no Yaiba" ("La Lame du tueur de démons") ressemble à n'importe quel titre que l'on pourrait donner à un manga dans le même cas de figure. Et nous le verrons par la suite, ce titre, en apparence inoffensif, est symptomatique des failles de Demon Slayer.
On ne va pas y aller par quatre chemins, Demon Slayer est bon. C'est un manga qui s'empare des codes du shambara et du shonen de chasseurs de démons à la Jump pour proposer une œuvre mature, au final très pacifiste malgré les fulgurances gores et les combats nerveux qui la parsèment. On sent à la lecture que Koyoharu Gotōge a pensé son histoire presque comme une réflexion sur son propre genre. Les grands ennemis du manga, les démons, sont ainsi souvent traités en figures tragiques, des hommes et des femmes ayant souffert d'injustices dans leur passé, qui ont choisi de se libérer des limites de l'humanité pour le pouvoir et l'éternité, mais qui ne trouveront jamais la paix dans cette éternelle fuite en avant, grands enfants qu'ils sont, incapables d'accepter que tout ce qui vit doit mourir un jour pour laisser sa place au renouveau. La symbolique et les préceptes bouddhistes reviennent à quelques reprises dans le manga, et il n'est pas rare que Tanjiro ne vainque pas ses ennemis simplement en leur coupant la tête, acte de violence terrestre somme toute insignifiant au regard de l’éternité, mais en tuant le mal en eux. Par sa compassion, leur apporter la paix et le regret de leurs fautes passées, une démarche très mature de la part de Gotōge, et qui est au service d'un thème central à tout le manga : L'implacable marche du temps.
Ça n'est pas pour rien que l'histoire de Demon Slayer se passe dans le Japon de l'ère Taisho (1912-1926), au début du XXème siècle. Époque où l'archipel nippon s'ouvre définitivement sur l'Occident et où les anciennes institutions impériales, qui subsistaient tant bien que mal depuis la fin du système shogunal au début de l'ère Meiji (1868-1912) commencent à péricliter. La caste des samouraïs a disparu depuis longtemps, les fusils ont remplacé le sabre, la machine à vapeur commence à faire son apparition. Par ce simple choix de contexte, l'autrice nous fait réaliser que le mode de vie des chasseurs de démons est condamné, que la guerre qu'ils mènent depuis des millénaires contre les créatures de l'ombre touche à sa fin et qu'il n'y aura qu'un seul vainqueur. Les personnages subissent bien souvent le poids du passé, le leur mais aussi celui de leurs proches, de leurs ennemis et même de leurs ancêtres. Un dernier combat doit être mené, et même si les chasseurs gagnent, ils seront condamnés à disparaitre, le monde des hommes n'aura jamais connaissance des durs sacrifices auxquels des générations entières de chasseurs auront consenti pour la sécurité de leurs descendants, mais tous ces hommes et ces femmes trouveront le repos en sachant qu'ils ont fait ce qui était juste.
Seulement, et c'est là mon premier grand reproche à faire à Demon Slayer, ce message en principe très intéressant du temps qui passe n'est pas tenu jusqu'au bout. Car cette modernité qui arrive, on ne la voit quasiment jamais, hormis l'interdiction du port du sabre en ville et l'arc du train, les personnages ne sont jamais vraiment confrontés à ce nouveau Japon qui émerge progressivement autour d'eux, alors que le contexte historique aurait pu s'y prêter à 100%, et que ce progrès aura eu une très forte résonance dans l'imaginaire collectif nippon. Par exemple, confronter les chasseurs de démons épéistes à une nouvelle génération employant des armes à feu, amener des personnages occidentaux dans le récit, ou pourquoi pas, pour rester dans le thème religieux, des évangélistes chrétiens. Ou même si l'autrice ne souhaite pas s'attarder sur des éléments extérieurs au monde des chasseurs de démons, qu'au moins elle nous fasse ressentir par le dessin ce changement. On a à de rares passages des décors plus modernes, des bâtiments en béton par exemple, et le méchant principal, lors de sa première apparition, est vêtu comme Michael Jackson, mais ça s'arrête là. Gotōge n'emploie même pas la bonne vieille technique de la double page pour faire découvrir un nouvel environnement au lecteur, jamais on n'aura une vue d'ensemble du quartier général des chasseurs, du repère du méchant, des villes visitées,... Ce manque d'ouverture sur le décor rend le manga légèrement claustrophobe. On se sent à l'étroit au sein d'une œuvre qui ne prend pas le temps de respirer, malgré un travail sur le dessin notable.
Demon Slayer, comme beaucoup de manga de sa génération, ne prend pas le temps de respirer. Trop occupé à vouloir offrir au lecteur sa dose d'action, d'humour ou par instants de fan-service, il laisse son rythme être entièrement régi par les combats. Entre deux arcs où les héros vont à la chasse au démon, l'autrice prend à peine le temps de faire une pause dans son histoire, et quand il le fait, c'est dans l'unique but de développer les personnages pour que leur histoire soit réutilisée plus tard (C'est d'ailleurs comme cela qu'il introduit une nouvelle intrigue entre deux frères juste avant le début de l'arc final, pour la résoudre seulement quelques tomes après...). Les personnages ne sont mus que par l'action, il n'évoluent qu'à travers elle, semblent vides quand elle s'arrête, l'arc final parait d'ailleurs débarquer comme un cheveu sur la soupe, comme si l'autrice craignait de passer trop de temps à préparer son arrivée, et a donc pris la décision de l’accélérer, ce qui est pas mal déroutant, et transforme cet arc final en un boss-rush trop brusque, qui donne un petit moment de gloire aux quelques personnages laissés de côté jusqu'alors, puis s'achève sur un grand combat final sans aucune surprise. Mais pour le coup, je ne pense pas que l'on puisse blâmer l'autrice pour ces choix discutables, je pense qu'elle a simplement été dépassée par le système de prépublication du Jump, sans doute l'un des magazines manga les plus populaires, et des plus toxiques pour la créativité. Chaque semaine, un nouveau chapitre doit être fourni au magazine, et chaque semaine le public donne son avis sur les séries qu'il préfère et celles qu'il déteste. Tant que le lectorat aime un titre, l'auteur est libre de continuer, s'il finit par se lasser, la série s'arrête. Combien de séries avec un fort potentiel ont été ainsi gâchées. Et je pense que Koyoharu Gotōge s'est révélé trop ambitieuse pour sa première série régulière dans le Jump. Elle a tenté sans le recul ni la maturité nécessaire de concilier ses ambitions artistiques et un système éditorial darwinien. Je ne la blâmerai pas d'avoir dû privilégier l'action et l'humour à des thématiques plus adultes, dans le seul but de mener sa série jusqu'à la conclusion qu'elle avait prévue (si elle l'était). Je dirai même que pour une jeune mangaka, elle s'en est relativement bien sortie. Le dernier chapitre du manga, la classique conclusion de shonen "Que sont-ils devenus ?", est pour moi représentatif de la schizophrénie créative de Demon Slayer. Car d'un côté, le manga se conclue sur une note optimiste nous assurant que la guerre des chasseurs de démons a permis de créer un monde sûr pour les générations futures, ce qui colle avec la thématique centrale de l’œuvre, mais de l'autre l'autrice tombe dans le piège d'une conclusion attendue que tous les shonen d'action nous ont servi. Quand un simple manga montre les limites de tout un système éditorial...
Pourtant Demon Slayer, comme je l'ai dit, reste une bonne bande-dessinée, qui abuse peut-être un peu trop de retournements de situations lors des combats dans le but de rajouter une nouvelle couche de tension mais qui finissent par devenir légèrement artificiels avec le temps, mais qui, par instants, arrive véritablement à briller. Le combat contre le samouraï aux six yeux est pour moi le sommet de la série : Un affrontement long, éprouvant, dont les grands éclats de violence esthétisée créent une tension folle et posent rapidement la menace d'un antagoniste incroyable, à la fois démon sans pitié et bushi aux sens de l'honneur, que la tragédie familiale dont il a été l'acteur rend incroyablement complexe. On ne pourra pas en dire autant de l'antagoniste principal du manga, Muzan, qui se révèle au final assez creux, un personnage qui ne semble méchant que parce qu'il trouve ça bien de faire le mal, là où ses sous-fifres ont droit à un vrai développement qui nous permet de ressentir de l'empathie à leur égard. Bien sûr, l'auteur a cherché à le traiter comme l'incarnation du mal, l'origine de tous les démons, il est donc logique de lui donner une aura maléfique dépassant tous les autres antagonistes du manga, mais je trouve dommage de ne pas avoir cherché à nous rendre plus humain le méchant principal. Et j'ai même l'impression qu'il était prévu qu'il soit bien plus développé : Lors de sa première apparition, Muzan est vu en compagnie d'une femme et d'un enfant. Il y avait quelque chose de puissant à écrire, à ce moment-là : Muzan jalouse-t-il les humains ? Est-ce une simple couverture ? Ou est-ce qu'il est en quête d'humanité depuis le début ? Gotoge balayera toutes ces interrogations passionnantes au détour d'une page juste avant l'arc final. Et nous ne pouvons que pleurer un méchant bien écrit qui n'existera jamais. Je déplore de la même manière que le personnage de Nezuko, pourtant central à l'histoire, soit si mal exploité par l'autrice, alors qu'elle avait un vrai potentiel en devenant un personnage combattant. Elle n'a droit qu'à un seul vrai moment de gloire lors de la bataille contre le frère et la sœur, où l'on prend conscience de son incroyable puissance, mais ce sera sa seule contribution majeure aux batailles du manga, alors qu'il y avait tellement de possibilités ne serait-ce que contre le méchant principal. Un nouveau rendez-vous manqué, qui à nouveau me fait dire que Koyoharu Gotōge a préféré privilégier les codes habituels (les personnages masculins qui sauvent la situation) à des parti-pris qui auraient pu rebuter le public (mettre en valeur un personnage féminin pro-actif Et efficace (quoiqu'on en dise, le lectorat japonais reste assez conservateur, et les femmes dans les shonen n'ont que rarement un rôle de premier plan).
Demon Slayer n'est pas un manga qui passe à côté de son sujet, car ce qu'il fait, il le fait bien. Les personnages, comme je l'ai dit, sont très attachants et ont droit à des évolutions bien complètes et cohérentes. Les combats sont spectaculaires (parfois un peu trop, tu te demandes comment les démons et les chasseurs peuvent rester cachés aux yeux des masses alors que leurs batailles détruisent des villages entiers...), Gotōge a un vrai talent pour travailler la tension des affrontements jusqu'aux tous derniers instants. Mais malgré ses qualités évidentes, ce manga reste trop dans la norme des sorties du Jump, il reste trop obnubilé par ce besoin d'offrir sa dose de divertissement hebdomadaire au lecteur pour pouvoir s'exprimer clairement et en totale liberté. C'est d'autant plus dommage qu'à la même période de sa prépublication, Chainsaw Man débarquait lui aussi dans le Jump, un manga crade, toujours à la limite de dépasser les règles de bienséance du magazine, qui s'amuse à charcuter les codes du shonen de chasseurs de démons à la tronçonneuse avant de nous jeter les morceaux aux visage dans un style très punk à la fois déroutant et fascinant. Je ne demande pas à Koyoharu Gotōge de devenir un Tatsuki Fujimoto, ce serait une critique malhonnête, mais nous avons avec ces auteurs deux cas de figure très intéressants : Le premier tente d'apporter une vision plus pacifiste du shonen chasseurs de démons mais du fait de son manque d'expérience, ne parvient pas à la tenir jusqu'au bout et tombe dans un classicisme décevant; le second s'imprègne des codes pour mieux dynamiter son propre genre.
Je ne peux malgré tout que vous recommander Demon Slayer, qui au-delà de ses maladresses et son contexte de prépublication reste un shonen efficace, mais qui, je le crains, ne restera pas dans les mémoires de tous au-delà de la qualité de production de son adaptation animée. Le genre de bande-dessinée qui nous fait nous dire "C'était bien, mais ça aurait pu être génial !". Et je vous recommande Chainsaw Man, une alternative plus gore, plus décalée, mais qui se place vraiment à contre-courant de toutes les autres sorties shonen actuelles.
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Créée
le 22 juin 2023
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