Devilman est l'oeuvre séminale par excellence. Elle a sans nul doute inspiré la vague de mangas et d'animes dégorgeant de démons lubriques qui ont suivi la première transposition filmique du manga Urotsukidoji dans les années 80.
Le récit s'enfonce progressivement dans une horreur totale. Sa violence éclate les carcans auxquels nous "occidentaux" restons habitués, d'abord par la représentation crue de l'infanticide, et de la mort choquante de personnages principaux ; puis par son ampleur.
La bande dessinée japonaise a exploré avec "bonheur" le genre horrifique depuis au moins le début des années 70 (avec notamment l'oeuvre du délirant Kazuo Umezu), une époque où le cinéma américain n'offre en matière de gore que les exploits underground d'Herschell Gordon Lewis, et où la renaissance du comics d'épouvante se cantonne à des récits très sages et prévisibles.
Mais Devilman ne se contente pas de poser les bases de l'ero-guro. S'il s'inspire de la mythologie monothéiste (même si le Japon a ses propres démons), il la corrompt avec une ambiguité morale typiquement japonaise.
Pour combattre les démons revenus sur Terre, le héros fusionne avec l'un d'eux, et se soumet à ses pulsions destructrices pour les retourner contre les autres démons - et pour accomplir cette possession volontaire, il a dû momentanément perdre la raison. Après avoir échoué à se laisser emporter par la rage, il y est parvenu en éprouvant la terreur, lors d'une scène d'orgie se terminant en massacre, orchestrée par son acolyte !
Au fil des épisodes, on apprend comment les démons ont influencé l'histoire des hommes, Devilman remontant le temps en plusieurs occasions pour contrecarrer leurs manigances ; mais c'est de nos jours qu'une vague de possessions va précipiter la société humaine dans le chaos, la paranoia, et une chasse aux sorcières retournant les hommes contre leurs alliés devilmen et contre eux-mêmes.
Comme les démons, chassés de la surface de la Terre après en avoir eux-mêmes chassé les dinosaures, les hommes deviennent les intrus qu'une forme de vie supérieure, leur prédateur naturel, vise à exterminer. Les démons sont capables des mêmes émotions que les humains, dont l'amour ; ils sont simplement en compétition avec eux pour la domination du monde. En facilitant les instincts guerriers des hommes et l'essor de leur potentiel destructeur, ils leur laissent le soin de provoquer leur propre extinction. Et c'est en s'incarnant (finalement à la manière des dieux hindous ou grecs) dans une poignée d'individus, que les démons vont provoquer des mesures de rétorsion relevant de la vivisection, de la torture, et du pogrom. Et les hommes ne se différencieront plus des démons que par l'apparence.
Go Nagai canalise son imagination débridée en faisant progresser l'intrigue de manière logique et pourtant toujours surprenante, pour aboutir à un constat nihiliste sur la nature humaine.
(même si je dois admettre que je ne comprends pas vraiment le passage concernant la Russie et la transformation en sel - s'agit-il d'un répit donné par dieu aux hommes en intervenant dans leur histoire?)
Sur le plan stylistique, on trouve la déjà habituelle séparation entre une majorité de scènes intimistes avec des personnages schématiques aux grands yeux typiques, et des scènes d'extérieur réalistes et détaillées représentant la destruction des paysages et des décors. Dans le premier cas, Go Nagai a su créer sa patte, avec des visages aux expressions exacerbées inscrites à gros traits, inspiration probable de Dragonball à partir de la période "Z", puis d'une cohorte de suiveurs.
Mais c'est dans une troisième catégorie que s'exprime particulièrement l'originalité de Devilman : la représentation des démons, sous l'influence de leurs homologues grimaçants des estampes et des masques japonais, mais aussi des diverses tentations de saint Antoine (et le jardin des délices de Bosch aux formes de vie mélangées), et des visions de William Blake.
Si j'ai enfin eu l'opportunité de lire ce manga, j'y ai bien trouvé comme je le craignais une enfilade de combats, mais j'ai également été surpris par son ampleur, sa radicalité et son originalité, et je comprends son statut culte. Go Nagai est à l'origine de deux courants majeurs du manga : les (invasions extra-terrestres repoussées par des) mechas, ces robots de combat sortes d'exosquelettes géants, et les invasions démoniaques (repoussées par des suppôts de Satan qui ne sont pas très au clair quant à leur mission sur cette Terre) - Urotsukidoji, 3X3 Eyes, Tokyo the Last Megalopolis...
C'est un créateur dont on ne peut pas faire l'économie si l'on s'intéresse à la culture pop japonaise.
Willie Williams - Armageddon Time