La mort... par décapitation !
Les comics américains sont depuis longtemps devenus (trop ?) familiers avec la pratique du crossover, soit la rencontre au sein d'une même histoire de différents personnages issus de séries ou d'univers fictionnels différents. On peut citer à titre d'exemple les fameuses sagas Infinite Crisis ou Civil War. Dans le domaine du manga par contre, très peu de titres ont pratiqué le crossover, et ce le plus souvent a posteriori, en réunissant des séries existantes (par exemple Cross Epoch, cross-over entre One Piece et Dragon Ball). Citons tout de même le très réussi et ambitieux Tsubasa Resevoir Chronicles de Clamp, qui ne se contente pas de simplement intégrer certains personnages d'autres séries (à l'instar des autres mangas de Clamp) mais fonde toute sa trame narrative sur le mécanisme du crossover.
Passé ce petit point introductif, disons la chose comme elle est... Drifters est au crossover ce qu'Hellsing était au seinen : une perle couleur rubis, un ovni délirant et jouissif par son absence de retenue, tant dans sa violence que dans son humour, aussi débridés que décalés, roulant sur tous les codes attendus en hurlant " Fuck Fuck ! " (spéciale dédicace pour ce bon M. Bernardo). En un mot, si vous avez aimé Hellsing, je peux vous assurer que vous adorerez Drifters. Pour autant, ce dernier n'est pas une simple redite, loin s'en faut. Du temps à passé mais l'audace de Kōta Hirano n'a pas décru. Pour preuve, il suffit de résumer l'intrigue : Drifters résulte d'un improbable et miraculeux mélange entre Age of Empire, Warcraft III et Samurai warriors. Si vous vous demandiez ce que donnerait l'adaptation en BD d'un jeu de Stratégie en Temps Réel mélangé à du Beat them all, Drifters vous en donnera un bon aperçu. Prenez les icônes historiques guerrières plus ou moins célèbres, jetez-les dans un univers de dark fantasy médiévale aux côtés d'elfes, de nains, de kobbold et de dragons, séparez les en deux camps opposés (les Parias, désireux de réduire le monde des hommes en cendre, et les Drifters, censés les en empêcher) et laissez les s'affronter en tant que leaders de véritables armées, comme capitaines ou généraux. Sur le papier, l'idée de départ ressemble à un rêve de gosse tant elle est simple et séduisante. Or, le mangaka réalise ce rêve avec une passion perceptible et un brio certain. Bien mieux, là où l'on aurait pu légitiment craindre un fourre-tout bordélique et de la baston bas du front, Kōta Hirano nous offre un univers des plus prometteurs par la cohérence et la profondeur qu'il laisse présager.
Dans les faits, le manga dispose de nombreux points forts.
Peace is for pussies ! :
D'abord, les combats, fort bien menés, sont toujours caractéristiques du style de l'auteur, brutaux et sanglants mais retrouvant des dimensions (presque) humaines et ce n'est pas là une perte, au contraire. Là où Hellsing pouvait lasser par les proportions dantesques de ses affrontements et une quantité indécente d'hémoglobine à la page carrée (notamment vers la fin de la série), Drifters trouve son originalité en jouant davantage sur la dimension stratégique des combats et sur l'art de la guerre dans son aspect tactique. Ce n'est plus tant la violence guerrière débridée, avec tout ce qu'elle comporte d'équarrissages au katana et de giclées de sang, que le machiavélisme des plans de bataille qui rend le manga jouissif, les qualités de stratège des personnages le disputant en importance à leurs capacités martiales. Je précise que si, à plusieurs reprises, je compare les deux œuvres, c'est parce qu'il serait difficile de trouver une référence plus adéquate pour tenter de décrire la dernière série de Kōta Hirano, tant il se démarque des titres actuels par son audace et sa " patte " si particulière. Drifters est sans conteste un manga qui ne pourrait correspondre davantage à son auteur. Ce dernier a trouvé un moyen de traduire de sa culture éclectique et conséquente en une œuvre que lui seul aurait pu créer tant elle est marquée par son empreinte si particulière.
" Sans framboise, Carthage est condamnée... " :
De même, le character-design a gagné en épaisseur depuis Hellsing. D'emblée, le manga nous offre des protagonistes hauts-en-couleur, plus charismatiques les uns que les autres mais qui, s'ils ont tous un côté très « badass », n'en sont pas forcément des brutes épaisses. De plus, là où les antagonistes de Hellsing n'étaient finalement que des bêtes de guerre amorales, les Parias partagent avec les Drifters une véritable histoire à découvrir ainsi que des personnalités fortes, loin d'un manichéisme (ou même d'un anti-manichéisme) élémentaire. De fait, alors même que le scénario laisse entrevoir un conflit sous-jacent entre deux forces opposées dont Drifters et Parias seraient en fait autant de pièces d'échec fort peu dociles, il ne se résume pas à une opposition simpliste entre Bien et Mal. Tous les personnages ont en tout cas des personnalités bien trempées et attachantes. Le mangaka intègre avec inventivité à son univers des figures de l'Histoire (avec sa grande Hâche), célèbres ou inconnues pour les profanes, les désacralisant sans verser dans la simple caricature. Je préfère vous laisser le plaisir de les découvrir, vous interroger et aller de surprises en surprises (et certaines sont de taille). C'est un vrai plaisir que de voir les protagonistes nobles et impersonnels de Samurai warriors, Genji et Civilisation prendre vie pour se crêper le chignon à grands renforts de répliques cinglantes et crédibles car bien traduites (ces dernières qualités se faisant désespérément rares dans les mangas actuels), toujours drôle et souvent hilarantes.
Draw me like one of your french vampire girls :
L'humour décalé et absurde des dialogues est d'ailleurs redoublé par un second style graphique caricatural que l'on retrouvera dans les bonus de fin de tome. Pour ce qui est du dessin principal, le trait brut et percutant mais toujours lisible du mangaka, s'il pourra rebuter certains lecteurs, donne à mon sens toute sa force au récit et confère à l'ensemble une patte inimitable. Caractéristique de son travail, l'utilisation de fonds unis (noir par exemple) pour arrière-plan lors des phases d'action guerrières ou dramatiques, allié à un refus du détail dans certaines cases ainsi qu'à des jeux de contrastes entre ombre et lumière, au niveau des visages notamment, dynamise grandement le récit et renforce l'aura qui se dégage des personnages, allant jusqu'à surprendre parfois le lecteur voire à l'effrayer par la menace latente qui se dégage de certains personnages (on en trouvera un bon exemple au chapitre 33 du tome 3 notamment). Les afficionados d'Hellsing pourront également constater que le trait de Kōta Hirano s'est affiné et a gagné en détails, notamment pour les visages.
HIt me ! Fight me ! Give a hug ! :
A lire ces lignes, on pourrait croire que Drifters soit exempt de tout défaut. Et bien oui, il l'est (ou presque) ! On pourra reprocher à l'auteur un rythme de parution proprement hallucinant dans la lenteur : un volume par an, rien de moins (et nous n'en sommes qu'au troisième tome paru en France). Il est d'ailleurs bon de rappeler que le dixième et dernier tome de Hellsing a paru 11 ans après le premier (la série s'étalant de 1997 à 2008). Mais c'est à mon sens un faux problème : au vu de la qualité du travail de l'auteur, on lui saura gré de prendre son temps. L'attente est conséquente mais elle ne diminue en rien les qualités du manga, ni le plaisir de lecture. Un tome de Drifters, c'est un peu Noël en avance (ou en retard selon la date). Pour toutes les raisons évoquées précédemment, je me refuse à dire que le manga est dépourvu de finesse. Bourrin, il l'est certainement mais bas du front, certainement pas. Certains pourront trouver le trait trop grossier ou que les dialogues sont d'un humour douteux parce qu'ils se refusent à être politiquement corrects. Il me semble là encore que ce serait se fourvoyer en reprochant au manga le parti pris d'une brutalité et d'une crudité assumée, délirante et sans retenue aucune mais cachant une véritable profondeur par delà l'aspect premier. Le discours sous-jacent est d'une grande maturité (frôlant souvent le cynisme), sans concession quant à la réalité de la guerre, le scénario terriblement audacieux et pourtant cohérent tandis que le dessin est saisissant dans sa force brute.
Je ne me défendrais pas d'une partialité certaine sur cette œuvre, ou plutôt ce début d'œuvre qui doit encore tenir ses promesses. Ceci dit, je crois que cela tient à l'essence même de cette dernière. Elle présente une originalité indéniable mais que le lecteur ne percevra comme une qualité que s'il y " accroche ", pour le dire familièrement. C'est-à-dire que s'il " n'accroche pas " au dessin, au concept ou à l'univers de Drifters et, plus généralement, au style de Kōta Hirano, le lecteur trouvera sans doute des défauts ou des exagérations là où j'ai pu trouver des qualités. Je ne saurais reprocher à qui que ce soit de rester de marbre devant ce manga voire de le critiquer négativement tout autant que je ne saurais en parler sans l'enthousiasme que me procure sa lecture. Reste à prendre son mal en patience et à espérer que le manga ne déçoive pas les espoirs qu'il aura fait naître chez les fans.
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